— Mon arrière-grand-père était dans le commerce, un homme extrêmement riche et influent. Quelqu’un l’a accusé de violer les lois somptuaires. Il essayait soi-disant de se faire passer pour un seigneur. Vêtements de seigneur. Grands airs de seigneur.
— C’était un délit ?
— Pire que ça. Le chef d’inculpation retenu fut la trahison. Sous la monarchie, la loi voulait que chacun reste dans sa classe. Les commerçants ne pouvaient devenir chevaliers, les chevaliers ne pouvaient aspirer à la noblesse et la noblesse à la monarchie. Si mon arrière-grand-père avait été accusé de porter les armes d’un chevalier, il s’en serait tiré avec une grosse amende et à un an de résidence surveillée. Mais là, on l’accusait de vouloir faire comme les nobles, et donc de vouloir sauter deux classes d’un coup. La sentence fut la même que pour une tentative d’assassinat sur la reine. »
C’était la première fois que Rigg entendait parler d’un tel non-sens, mais il ne remettait pas en doute la parole d’Aboyeur. « La mort ?
— Une mort publique, longue et douloureuse, précisa Aboyeur. Il fut démembré, et ses morceaux donnés en pâture aux chiens de chasse de la cour royale sous les yeux de la Guilde des marchands. Sa famille fut dépossédée de tous ses biens et de ses vêtements, et jetée à la rue à la merci de tous, avec des pagnes et pardessus de mendiants pour seuls habits.
— C’est injuste, compatit Rigg.
— Après l’exécution de mon arrière-grand-père, son fils aîné, mon grand-père, fut assassiné par les hommes de main d’un marchand rival – celui qui avait dénoncé son père sans aucun doute. Sans protection, sans argent et sans le moindre bien, les femmes et les jeunes garçons de la famille n’auraient eu d’autre échappatoire que la prostitution, et les hommes, la servitude à vie dans les mines. Le Conseil révolutionnaire les a pris sous son aile. Mon père n’avait que neuf ans. Il a grandi fier de prouver chaque jour sa fidélité au Conseil. J’ai été élevé dans cet esprit de fidélité, que j’ai toujours en moi aujourd’hui. Je donnerais ma vie pour empêcher cette vermine royale d’infester à nouveau le Pays de Stashi. »
Le Pays de Stashi – le nom donné à la vallée et au delta de la Stashik, avant que les Sessamoto ne conquièrent ces terres depuis le nord-est et n’établissent leur empire. Rigg prenait conscience pour la première fois de l’extrême profondeur de la mémoire humaine, et de la persistance de la douleur malgré des événements survenus des décennies plus tôt.
— Je n’ai jamais…
— Je sais ce que tu vas me dire : tu n’as jamais fait de mal, ni à moi ni à personne d’autre. Mais si c’est toi qui tires les ficelles, peu importe le joueur que tu es, les individus prêts à traiter les plus faibles de la sorte sont aussi ceux qui vont t’utiliser pour prendre le pouvoir. Le Conseil est le pire gouvernement qui soit : corrompu, arbitraire, autocratique, fanatique. Cependant, de tous, c’est aussi le moins pire. Et ma famille lui doit d’être encore là.
— Bien sûr, tout cela est d’une logique implacable, admit Rigg. Si je dois mourir, autant que ce soit des mains de quelqu’un dont la famille a tout perdu à cause de gens que je n’ai jamais rencontrés, dont je n’ai jamais prétendu être proche et contre le comportement desquels je me révolterais également s’il s’avérait être celui que vous décrivez.
— Économise ta salive.
— Puis-je, à titre d’information, demander le nom de celui qui va me tuer ?
— Mon arrière-grand-père se nommait Talisco Clairax. Mon grand-père, Talisco également, et c’est aussi le prénom de mon père et le mien. Mais celui de Clairax nous a été retiré, pour celui d’“Urine”.
— Ce n’est pas possible, dit Rigg, incrédule.
— Beaucoup le portent à Aressa Sessamo, expliqua Aboyeur. On le donnait aux anciens prisonniers. Celui-ci ou d’autres, plus colorés et humiliants les uns que les autres. Après la Révolution, la plupart ont décidé de le garder, comme nous. Par fierté. Pour que je porte à nouveau celui de Clairax, il faudra que les membres de la famille royale soient tous morts jusqu’au dernier. Quoique… ta mort suffira peut-être à me convaincre.
— Et comment comptez-vous vous y prendre pour me tuer sans témoins ?
— Tu crois peut-être que je vais te le dire ? »
Déjà fait, pensa Rigg. Ton plan est de me tuer en évitant la cour martiale, il va donc falloir faire croire à un accident. Quelle meilleure preuve pour cela que de mourir avec moi ? La mort d’un homme de devoir. Faisons comme si de rien n’était.
Alors qu’ils finissaient leurs bols, sauçant le fond avec du pain frais de la ville, Rigg jeta un coup d’œil discret à la fermeture des menottes. De lourds anneaux plats métalliques cerclant leurs poignets et reliés par un simple verrou. Aisément crochetable – Rigg avait étudié ce modèle avec Père. Il avait certainement le même aux chevilles. Le plus délicat serait de l’atteindre avec de quoi l’ouvrir tout en se battant contre Aboyeur – enfin, Talisco.
« Tu es petit, lui avait appris Père, si tu caches bien ta hardiesse, personne ne s’en doutera. La plupart des adultes seront plus forts que toi, mais toi plus fort que ce qu’ils attendent d’un enfant. Ton premier coup devra aussi être ton dernier, car un même homme ne se laissera pas surprendre deux fois. »
Le manche de la cuillère, étroit, ferait office de crochet, s’il trouvait un moyen de l’escamoter. Quoi d’autre ? Sur les étagères, des crayons et des plumes, mais qui casseraient à coup sûr. Ce coupe-papier peut-être, mais aucune chance qu’on le laisse s’en approcher.
Alors que Rigg passait en revue ses habits pour y trouver quelque chose qui fasse l’affaire, Talisco hurla : « Fini de manger ! » Sa voix claqua comme un coup de fouet dans la pièce exiguë – son surnom lui allait comme un gant. « Débarrassez les bols avant que le garçon ne pique la cuillère pour crocheter les menottes ! »
Je me croyais plus discret, se dit Rigg. Ou alors, c’est le coup de la cuillère, trop connu.
La porte pivota et deux soldats entrèrent. Ils se postèrent de chaque côté de l’ouverture, le temps qu’un membre d’équipage débarrasse la table.
« Je dois me vider, dit Rigg.
— On t’apporte un pot, répondit l’un des soldats.
— Oh, non, je vais m’en mettre plein les mains », insista Rigg. Il tira sa chaîne à bout de bras. « Vous pensez sincèrement que je vais me jeter à l’eau attaché à lui ? Laissez-moi me soulager par-dessus le bastingage. »
Les soldats le regardèrent, puis suivirent le troisième homme à l’extérieur en verrouillant derrière eux.
« Alors ça y est, tu as trouvé comment j’allais te tuer, c’est ça ? demanda Talisco.
— Si tu veux me tuer, et toi avec, en sautant dans la rivière avec ces fers, ne te gêne pas. Mais si tu as l’intention de faire ça autrement et plus tard, j’aime autant mourir la vessie vide. »
Sa boucle de ceinturon, il ne voyait que ça – le métal de la tige tiendrait bon. Mais était-elle assez longue ? Et pourrait-il retirer son ceinturon d’une main ? Il voyait mal Talisco lui laisser les deux mains libres sous l’eau. Ensuite, il faudrait encore forcer le verrou sans le lâcher. Parce que au fond de la vase, adieu le ceinturon.
Les soldats refirent leur apparition quelques minutes plus tard. Ils laissèrent la porte ouverte en attendant dehors.
« Les honneurs dus à ton rang, tu vois, lui murmura Talisco alors qu’ils quittaient leurs tabourets. Tu es maître de tout désormais, même de ta propre mort. »
À peine la porte franchie, un soldat agrippa Rigg par son bras libre, tandis qu’un second faisait de même avec Talisco. D’autres veillaient sur les côtés. Il n’y aurait pas de seconde évasion.