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Il choisissait toujours une traversée dont tous les voyageurs ou presque étaient sortis vivants, loin du bord de préférence.

Rigg se rappela – ou se rappela Père lui raconter, ce qui revenait presque au même – le jour où Père avait pris conscience pour la première fois de son don, sur cette même traversée. Père s’apprêtait à s’élancer vers un nouveau rocher quand le petit Rigg, accroché dans son dos, l’avait arrêté d’un « Non ! » autoritaire. Du doigt, il avait ensuite pointé un autre rocher avant de dire, comme Père lui apprit plus tard : « Par-là, personne n’est tombé dans l’eau. »

Ce que voyait Rigg aujourd’hui n’était pas très différent : des traces sautillant de roche en roche, à des jours, des années, voire des décennies d’intervalle. Il distinguait, parmi celles des voyageurs tombés, les fraîches des moins fraîches. Il choisit le chemin qui lui parut le plus sec, le plus récent.

Bien entendu, ses propres traces aussi lui apparaissaient.

Et bien entendu, aucune de celles qu’il voyait n’appartenait à Père.

Quelle chose étrange que de pouvoir suivre chaque personne – ou du moins le cheminement de chaque personne – en ce monde, sauf son propre père.

Cette fois, Rigg allait devoir assurer ses sauts plutôt deux fois qu’une, car il se lançait dans la traversée courbé en deux sous une montagne de peaux et de fourrures ficelées en vrac dans son dos. Ce qui n’était qu’une simple formalité avec une gamelle, quelques pièges et un peu de nourriture à la ceinture, exigeait cette fois de lui la plus extrême précision sur des roches devenues subitement minuscules. Une perte d’équilibre et c’était la chute.

Arrivé à trois sauts de la rive, sur une belle plateforme rocailleuse de près de quatre mètres de large, un mouvement attira son œil. Un garçon d’une dizaine d’années entamait la traversée dans l’autre sens. Rigg pensa le reconnaître mais, comme il ne mettait les pieds à Gué-de-la-Chute que quelques fois l’an et n’y croisait pas non plus tout le village, il pouvait s’agir de quelqu’un d’autre. De son petit frère, ou du fils d’une autre famille. Ou même d’un garçon qu’il ne connaissait tout simplement pas.

Il le salua du bras, et le garçon fit de même.

Rigg effectua le saut suivant, mais se retrouva coincé sur un tout petit bout de rocher, sans aucune possibilité de prendre son élan pour le suivant. Il avait atteint l’endroit le plus critique de la traversée, le plus exposé à la chute. Il se maudit de ne pas avoir déposé son chargement sur la dalle précédente pour continuer avec un petit tiers, avant de revenir chercher le reste. Il avait sur le dos plus du double de ce que même Père s’autorisait habituellement.

Trop tard pour faire demi-tour.

Au même moment, il vit le garçon s’élancer à son tour. Bien trop près du bord – et le long d’une trace qui le condamnait à coup sûr.

Rigg agita les bras et fit un signe des deux mains, comme s’il repoussait le garçon en arrière. « Fais demi-tour ! cria-t-il. Trop dangereux ! »

Le garçon l’imita ; il n’avait pas compris. Et bien évidemment, le vacarme assourdissant de l’eau à travers la roche lui ôtait tout espoir d’être entendu.

L’enfant atterrit sur le rocher suivant, de plus en plus mal engagé. Impossible pour lui de faire demi-tour, même en essayant. Et ce petit imbécile semblait déterminé à aller jusqu’au bout.

Rigg n’avait plus une seconde à perdre. S’il rebroussait chemin, il pourrait déposer ses peaux pour se rapprocher de l’enfant via un chemin périlleux, suffisamment pour être entendu, suffisamment pour l’arrêter. Mais le temps de larguer son chargement, le petit casse-cou serait déjà loin.

Il préféra s’élancer vers le rocher qu’il avait déjà en tête. Un saut parfaitement exécuté, suivi d’un deuxième quelques instants plus tard, sur une dalle un peu plus large.

Deux rochers le séparaient désormais de l’enfant.

Le garçon fit de même de son côté, avec moins de réussite. L’eau lui attrapa la pointe d’un pied et la gifla en direction du précipice, le déséquilibrant. Il pivota sur lui-même et se retrouva les deux pieds dans l’eau, les mains accrochées au rocher, le corps implacablement aspiré par le courant.

Le gamin était moins stupide qu’il n’y paraissait. Se sachant condamné à lâcher, il tenta de se retourner vers un rocher plus petit à l’extrême limite des chutes.

Il parvint à l’attraper mais se retrouva immédiatement projeté par le courant, les jambes dans le vide, le corps chahuté des centaines de mètres au-dessus de la rivière en contrebas, ne devant plus sa survie qu’à ses doigts désespérément agrippés au bord sec de la roche.

« Tiens bon ! » lui cria Rigg.

Une saison complète de pièges, et me voilà prêt à tout perdre pour une infime chance de sauver un écervelé qui n’a que ce qu’il mérite.

En quelques secondes, Rigg desserra les lanières de son chargement et le laissa tomber à l’eau d’une secousse des épaules.

Il était désormais si proche du précipice que les fourrures ne rebondirent qu’une fois sur les rochers avant de plonger dans le vide.

Entre-temps, Rigg avait gagné le rocher d’où avait chuté le garçon. « Tiens bon ! » hurla-t-il à nouveau, ne voyant de lui plus que ses doigts.

Impossible de le rejoindre. Il n’y avait pas assez de place et trop de risques de lui écraser les phalanges à l’atterrissage. Il s’agenouilla et commença à se laisser doucement tomber vers l’avant, dans l’espoir de pouvoir saisir le rocher du garçon à deux mains et de former un pont de son corps.

Quelque chose d’inattendu se passa alors. Le temps parut se figer.

Rigg avait déjà connu ces situations de tension extrême. Il connaissait les sensations qui les accompagnaient, le décuplement des perceptions, l’impression de vivre chaque instant comme une éternité. Dans ces moments, le temps semblait suspendu. Mais semblait seulement. Selon Père, tout s’expliquait en fait par la présence de glandes dans le corps humain, qui libéraient des substances capables de vous rendre plus rapide et plus fort en situation de stress.

Mais ici, rien de tout cela. Lors de sa chute en avant, opération qui n’aurait pas dû prendre plus d’une seconde grand maximum, Rigg eut l’impression de sombrer peu à peu dans une masse épaisse. Plus rien ne lui échappait. Ses yeux ne réagissaient pas plus vite qu’avant, son corps non plus, cependant, il pouvait faire basculer son attention d’un point à l’autre de son champ de vision aussi vite qu’il le désirait, de manière à ne rien rater de ce qui s’y trouvait, même aux extrémités.

Une chose bien plus étrange encore attira bientôt son attention. Si le temps ralentissait, les traces suspendues dans les airs aussi. Elles gagnaient en épaisseur. Se solidifiaient.

Elles se transformaient en êtres vivants.

Tous ceux qui avaient parcouru les roches ici même étaient là, d’abord flous mouvants, puis individus solides, traversant les chutes à leur allure. Il suffisait à Rigg de se concentrer sur l’un d’eux pour le voir marcher, sauter, bondir de roche en roche. Dès qu’il détournait son attention sur quelqu’un d’autre, le premier redevenait simple traînée en mouvement.

Il prit conscience à mi-chute qu’un homme pieds nus se tenait au beau milieu du rocher devant lui. L’homme lui tournait le dos ; mais à cette vitesse, Rigg eut tout le loisir de remarquer que le costume qu’il portait était le même que sur ces vieilles statues renversées et ces frises effritées dans les vieilles bâtisses en ruine, là où le plus récent des deux anciens ponts s’enfonçait autrefois dans la falaise.

Rigg se rendit soudain compte que sa tête prenait dangereusement la direction du dos de l’homme. Il ne pouvait tout de même pas être solide, si ? D’accord, Rigg avait un don, étrangement altéré dans ce moment de panique, mais les traces n’avaient jamais eu de consistance.