Comme si je comptais quitter ce bateau, songea Rigg. Père m’a dit d’aller retrouver ma sœur, non ? Vous m’y emmenez tout droit. Le seul à qui je veux échapper, c’est à cet assassin. « Il veut me tuer, vous savez, souffla Rigg au soldat à ses côtés. Si on a un accident, ne vous posez pas de questions, c’est un meurtre. »
Le soldat ne dit rien et Talisco fut secoué d’un petit rire intérieur. « Tu crois sérieusement que je suis le seul à vouloir ta mort ? murmura-t-il.
— Hum, fit Rigg tout fort à l’intention de son garde du corps. Que suggérez-vous pour que je puisse déboutonner mon pantalon ? Si c’est pour me faire dessus, j’aurais pu rester à l’intérieur. »
En guise de réponse, le soldat – la poigne toujours ferme – tira avec autorité la main gauche de Rigg vers son entrejambe. Rigg glissa sa main sous sa surchemise et défit son ceinturon. Son pantalon était si large qu’il tomba d’un coup mais Rigg écarta les jambes pour l’arrêter à mi-cuisse.
« Il a même pas de fesses, se moqua l’un des bateliers.
— Suffit », gronda une voix que Rigg reconnut d’emblée. Le Général Citoyen avait fait le déplacement en personne pour assister au spectacle.
Le soldat chargé de Talisco lui demanda : « Et toi, t’as pas envie ?
— Non, pas besoin.
— Vas-y, c’est maintenant ou jamais. On va pas revenir toutes les cinq minutes.
— Pas besoin », répéta Talisco, moins fort mais plus grave. Le soldat n’insista pas.
Rigg tira de la main droite sur la chaîne, pour atteindre son entrecuisse. Talisco fit de même dans l’autre sens. « Avec la gauche !
— Je suis droitier, répliqua Rigg. Je ne sais pas viser de la gauche !
— C’est la rivière ! cria Talisco. Tu ne peux pas la rater !
— Je n’ai pas envie de m’en mettre plein les habits ! cria-t-il à son tour en grimpant d’une octave pour se donner une voix de petit garçon.
— Bâtard royal, grommela Talisco en relâchant sa tension sur la chaîne.
— Je te l’accorde », murmura Rigg en réponse tout en éclaboussant la main de Talisco d’un jet d’urine.
Aboyeur la dégagea d’un coup sec en rugissant comme une bête féroce.
Rigg profita de l’élan imprimé par le poignet de l’autre pour y ajouter sa propre force et envoyer les fers claquer comme un coup de massue contre son front. Le fameux effet de surprise enseigné par Père.
Estimant Talisco hors de combat, Rigg surjoua la perte d’équilibre en dégageant d’un grand coup d’épaule son bras gauche de la prise du soldat avant de se positionner derrière Talisco, toujours sonné, afin que personne ne le retienne. D’un second coup d’épaule – maquillé au mieux d’un « À l’aide ! » et de force moulinets de bras – il fit basculer Talisco par-dessus la rambarde avant de le suivre dans sa chute.
Rigg sentait toujours son pantalon, mais à ses chevilles maintenant. Pendant la chute, il se plia en deux pour attraper son ceinturon et au moment de pénétrer dans les eaux marron, il travaillait déjà le verrou des menottes avec la languette métallique.
Le poids des chaînes les fit plonger comme deux plombs. Rigg dégagea sa main droite des menottes avant qu’ils aient touché le fond puis, quelques secondes plus tard, ses chevilles.
Mais ce n’était pas fini. Son évasion n’avait rien à voir avec celle de Miche et d’Umbo. Il ne voulait pas non plus voir Talisco mourir – s’il pouvait le tirer de là, il avait peut-être du travail pour lui. Il continua à retenir son souffle, le temps de le dégager de ses entraves. Seuls leurs habits pouvaient encore les alourdir. Il quitta son pantalon en l’écrasant d’un pied. Il remonta ensuite l’homme inconscient à la force des jambes.
Arrivé à la surface, il reprit son souffle tout en s’efforçant de maintenir la tête de Talisco hors de l’eau. « À l’aide ! cria-t-il. Talisco se noie ! »
Le bateau faisait déjà machine arrière toute. Les rameurs redoublaient d’efforts pour remonter le courant. En quelques secondes, Rigg était à la coque, Talisco dans les bras. Le Général Citoyen ordonna sèchement de remonter le garçon et de laisser Talisco.
« Si je le lâche, il coule ! » les rudoya Rigg d’une voix autoritaire. Le résultat ne se fit pas attendre, soldats et hommes d’équipage lui obéirent instinctivement et le soulagèrent du poids de Talisco. Rigg remonta presque sans assistance puis suivit le hissage de Talisco par-dessus la rambarde jusqu’au pont, où il fut couché.
L’officier ne respirait plus.
« Ramenez ce garçon dans sa cabine ! ordonna le Général Citoyen.
— Pas tant que cet homme ne respirera pas ! » protesta Rigg. L’autorité du contrordre fit marquer aux soldats un temps d’arrêt. Rigg en profita pour se jeter sur le corps inconscient de Talisco et commença à pratiquer sur lui ce que Père avait appris à tous les enfants de Gué-de-la-Chute.
La méthode de réanimation des bateliers était différente : ils retournaient le noyé sur le ventre pour lui marteler le dos à coups de rame et de perche. Elle avait dû en sauver plus d’un, car c’était la seule à avoir encore cours sur la rivière. La plupart de ces hommes voyaient pour la première fois quelqu’un appuyer sur le torse d’un noyé pour le vider de son eau, puis approcher sa bouche de celle de la victime pour souffler dedans. Certains lui hurlaient de dégager la place pour pouvoir ressusciter Talisco à coups de rame.
La blessure sanguinolente sur le front de l’officier témoignait de la violence de l’impact causé par les chaînes. Rigg se demanda même s’il ne l’avait pas tué – ce qui n’aurait rien changé. Talisco vivant ou mort, l’histoire aurait retenu sa tentative de réanimation. Le coup à la tête serait attribué à un accident, dont il serait sorti entièrement blanchi, car qui irait imaginer un instant qu’un jeune jouvenceau puisse porter un coup fatal à un officier endurci de la République du Peuple ?
Et on aurait eu raison : Talisco était vivant. Après quelques compressions sur le torse seulement, il commença à toussoter, puis à cracher, et respira enfin, à un rythme rapide et saccadé.
« J’avais entendu parler de ce truc, affirma l’un des hommes sur le bateau.
— Pas moi, dit un autre.
— Tu peux nous apprendre, gamin ? » demanda un troisième.
Le Général Citoyen était de retour aux commandes, furieux, impatient – et pressé de le montrer. « Amenez ce garçon dans la cabine tout de suite ! » hurla-t-il à ses soldats. Cette fois, Rigg fit profil bas et se laissa à moitié emmener, à moitié traîner jusqu’à sa geôle.
Le général les suivit à l’intérieur et fit sortir ses hommes. Sans hausser le ton, il demanda à Rigg : « Par le Mur, que croyiez-vous faire exactement ?
— Pas m’échapper, en tout cas, dit Rigg.
— Ah non ? demanda Citoyen. Et à quoi jouez-vous ?
— Les derniers mots de mon père ont été de retrouver ma sœur. Si je suis bien Rigg Sessamekesh, ma sœur est donc Param Sissaminka, et je dois me rendre à Aressa Sessamo pour la rencontrer. Puisque vous y allez, je pensais vous accompagner. »
Le général l’attrapa par le col de sa chemise détrempée et colla sa bouche contre son oreille. « Qu’est-ce qui te fait croire qu’on va te laisser approcher la famille royale ?
— Mort, c’est sûr que j’aurai peu de chances. Mais il sera aussi difficile de faire croire à un accident après cette tentative manquée.
— Quelle tentative ? demanda Citoyen. J’étais là, n’oublie pas : c’est toi qui as tout manigancé, du début à la fin.
— Qui d’autre croira cette version ? » Rigg secoua la tête. « Talisco m’a confié vouloir me tuer en faisant croire à un accident. Il était même prêt à mourir en même temps pour vous convaincre. Je n’ai fait que précipiter les événements pour les retourner à mon propre avantage. »