Citoyen paraissait abasourdi. « Il vous a dit cela ?
— Il m’a parlé de devoir. Il avait cru voir dans le fait que vous nous aviez enchaînés tous les deux un ordre, celui de se racheter pour l’évasion de Miche et d’Umbo en me tuant, et lui avec.
— Jamais je n’ai donné un tel ordre, affirma Citoyen.
— Je n’en doute pas, reprit Rigg. Vous nous avez simplement fait menotter, il en a déduit le reste.
— Enfin, je n’aurais jamais pensé… Êtes-vous à ce point stupide ?
— Stupide comment, voulez-vous dire ? demanda Rigg. Je pense avoir fiait ce qu’il fallait. J’ai mis hors d’état de nuire un homme de deux fois mon poids et ma force, je l’ai libéré de ses chaînes et sauvé de la noyade.
— Quel comédien ! J’applaudirais volontiers, mais mes hommes dehors vont penser que je vous cogne.
— Vous soutenez peut-être la monarchie – celle des hommes, je veux dire – ou peut-être n’était-ce qu’un piège. Difficile de le savoir. Ce que je sais, en revanche, c’est que Talisco a voulu me tuer, ordre ou pas. Et je n’ai nullement l’intention de mourir avant de connaître ma sœur.
— Votre sœur, dit Citoyen. Et pas votre mère ?
— Mon père a mentionné une sœur. Jusqu’à preuve du contraire, Param Sissaminka n’est pas ma sœur et Hagia Sessamin n’est pas ma mère. Mais il m’a parlé d’une sœur à Aressa Sessamo, alors c’est là-bas que je vais. Si quoi que ce soit m’arrive à compter de maintenant, cette histoire de plongeon dans la rivière avec Talisco pourrait très bien être interprétée différemment. Comme votre première tentative pour me faire assassiner, par exemple.
— Ridicule, je n’ai jamais voulu vous faire assassiner. C’est vivant que je vous veux.
— Dans ce cas, évitez de me faire menotter à un antiroyaliste fanatique. »
Citoyen le relâcha et traversa la pièce tandis que le bateau faisait une embardée, les déséquilibrant tous les deux. « Vous avez ma parole que ça n’arrivera plus, le rassura Citoyen.
— Une fois là-bas, dit Rigg, introduisez-moi auprès de la famille royale. Alignez-nous côte à côte. Et s’il n’y a aucune ressemblance, alors vous tiendrez votre imposteur, que cela vous arrange ou non.
— Vous me prenez pour un idiot ? demanda Citoyen.
— Loin de moi cette idée.
— J’ai déjà vu votre père, mon garçon. Vous êtes son portrait craché. Et vous tenez de votre mère également. Suffisamment pour que tout le monde se rende compte au premier coup d’œil que vous êtes bien lui. »
Rigg ne prit même pas la peine de feindre l’indifférence.
« Se pourrait-il que mon père, enfin que celui que j’appelle mon père, se pourrait-il qu’il ait choisi un bébé en pensant qu’il pourrait un jour ressembler…
— Ce n’est pas d’une simple ressemblance que l’on parle ici. Ni d’une vague similitude. N’importe qui connaissant votre père saura immédiatement que vous êtes son fils. Vous n’êtes pas un imposteur, même si je me garderais bien de le dire à qui que ce soit sur ce bateau. C’est clair ? »
Rigg, transi, fut secoué d’un frisson. « Je suppose que vous allez m’interdire de sortir des vêtements secs qui ne m’appartiennent plus d’un des coffres qui n’est pas à moi ? »
Citoyen soupira. « Comme je vous l’ai déjà dit, aucun verdict officiel n’a encore été rendu. Vous avez le libre usage des biens achetés à O. Je vous fais envoyer des habits secs. Mais aucune ceinture.
— Je n’en ai plus besoin, si vous m’évitez les menottes. »
Citoyen s’avança de la porte, raide comme un piquet, puis marqua une pause. « Je vous fais également envoyer un pot. Vous y ferez vos besoins, jusqu’à destination. »
Rigg sourit. « Je vous le répète, général. Mon objectif est Aressa Sessamo, et c’est avec vous que je veux y arriver. Si je dois quitter ce bateau avant, ce sera mort.
— Je vous crois, dit le général. Mais ne bougez pas d’ici, ou d’autres prétendants à votre assassinat pourraient vouloir vous mettre la main dessus.
— Qu’allez-vous faire de Talisco ? s’enquit Rigg.
— Le pendre, très certainement, répondit Citoyen.
— Ne faites pas cela, supplia Rigg. J’aurais l’impression que tous mes efforts pour le sauver ont été vains.
— N’attendez aucune reconnaissance de sa part, dit Citoyen.
— Qu’il se tue lui-même s’il veut. Mais je ne veux pas de son sang sur mes mains – ni sur les vôtres à cause d’une affaire me concernant. Rappelez-vous ce que vous avez vu, monsieur. Il n’a jamais fait signe de vouloir me tuer, même s’il comptait le faire plus tard. Il n’est coupable d’aucun crime.
— Si, d’avoir agi stupidement sous mon commandement, contra Citoyen.
— Ma parole, dit Rigg. On condamne encore à mort pour ça, de nos jours ? »
Citoyen lui tourna le dos et toqua deux fois à la porte. Elle s’ouvrit, il sortit. La porte fut refermée derrière lui et verrouillée.
Rigg retira ses habits gorgés d’eau, s’enroula dans une couverture puis s’allongea à même le sol en chien de fusil, le corps tremblant. Il prenait enfin conscience de ses actes et de ce que la réussite, comme la vie, ne tenait qu’à un fil, et il se mit à sangloter de peur.
Chapitre 13
Rigg en solitaire
« Même si je ferme les yeux, une autre preuve que votre méthode n’a pas fonctionné me sera donnée, dit le sacrifiable.
— Et laquelle ?
— Le fait que le message existe après que je l’ai gravé, soit avant que je l’aie gravé dans un écoulement de temps ordinaire, ce qui signifie que le message se déplace dans la même direction temporelle que nous et sera absent de la coque du vaisseau qui effectuera – ou a déjà effectué – le saut.
— Contentez-vous de fermer les yeux et de graver, dit Ram. Et gardez-les fermés. Ensuite, revenez et dites-moi que vous l’avez fait, que ça ait fonctionné ou non.
— Pourquoi fermerais-je délibérément les yeux sur cette information ?
— Pour que je me sente mieux.
— Alors j’observerai, mais garderai le secret.
— Si vous savez, vous ne pourrez pas me le cacher si je vous le demande.
— Alors ne me demandez pas.
— Si je sais que vous savez, je ne vais pas pouvoir m’en empêcher, affirma Ram.
— Soit, j’agirai de manière totalement irrationnelle pour faire naître en vous un irrationnel espoir.
— Et ensuite, je mourrai.
— De quoi parlez-vous ? D’une mort médicale, émotionnelle, d’une intention ?
— D’une intention, répondit Ram.
— En agissant ainsi sans connaître le résultat final, je précipiterais donc l’heure à laquelle vous comptez vous ôter la vie ?
— Non, dit Ram. C’est vous qui m’ôterez la vie.
— Jamais je ne ferai ça.
— Si, si je vous le demande, continua Ram.
— Je ne peux pas, dit le sacrifiable.
— Notre passage à travers la contraction a généré au moins vingt versions de moi-même – dix-neuf toujours en route vers le futur, plus moi – ou plutôt dix-neuf de moi – renvoyées dans le passé. Il ne peut y avoir qu’un vrai Ram Odin.
— Vous, dit le sacrifiable.
— Je suis la version condamnée à ne rien faire, ne rien changer, ne rien influencer. Remonter le temps fait de moi un être inopérant, je n’existe déjà plus dans notre univers. Je déclare cette copie de moi-même viciée, inutile et – admettons-le – sacrifiable sans hésitation. Il ne peut y avoir qu’un seul vrai Ram Odin.