— Vous tuer ne fera qu’éliminer le ou les Ram qui remontent le temps, dit le sacrifiable. Cela ne changera rien aux dix-neuf autres, ceux qui vont dans le bon sens, dont dix-huit copies aussi inutiles que vous pensez l’être.
— C’est leur problème, pas le mien », trancha Ram.
Le voyage en bateau prit vingt-deux jours d’O à Aressa Sessamo. Une progression étonnamment lente pour un tel trajet, que Rigg expliqua de diverses manières.
La première : leurs haltes en fin de journée et leur ancrage loin des rives, mais hors courant – informations qu’il recueillit en tendant l’oreille aux ordres criés sur le pont. Une pratique courante au double avantage : celui de tenir l’équipage à l’écart des brigands sévissant à terre, et de conserver le bateau immobile, loin des bancs de sable et autres obstacles.
La deuxième était que, dans cette vaste plaine alluviale, la Stashik avait éclaté en une infinité de canaux au courant presque nul. S’y ajoutait un itinéraire labyrinthique dans lequel le pilote devait sinuer au hasard, tentant de deviner quels chenaux, autrefois empruntés, étaient aujourd’hui trop envasés pour espérer y passer. Par deux fois les pauvres bateliers durent faire machine arrière pour sortir d’une impasse et permettre au pilote de tenter le coup ailleurs.
Enfin, en ne précipitant pas trop le voyage, le Général Citoyen s’assurait que ses messagers les devancent, malgré une route plus tortueuse que les canaux encore et souvent barrée par les effondrements de terrain que causaient les eaux de la Stashik, qui la grignotaient par en dessous. (Plus d’un empire ayant choisi Aressa Sessamo pour capitale avait d’ailleurs tenu ainsi face à ses envahisseurs, perdus dans ce dédale de douves et d’obstacles naturels à la topographie impossible, qui s’étalait sur près de cinq cents kilomètres.)
Rigg fut laissé à lui-même tout le voyage. On lui avait remis des habits secs, il ne craignait plus d’être enchaîné à un nouveau Talisco et, tous les jours, un membre d’équipage lui apportait sa nourriture sur un plateau. Toujours sous la surveillance de deux gardes, muets, et avec pour ordre que le serveur et Rigg le restent également.
Rigg mangeait le chaud au petit déjeuner puis laissait le reste de côté – qui finissait fatalement par se gâter – jusqu’à entendre l’équipage s’activer au mouillage du bateau, la nuit venue. La nourriture était correcte pour ce type de voyage et des barques devaient accoster de temps en temps pour les ravitailler en fruits et en légumes frais, car il n’en manquait pas.
Deux fois par jour, la première au réveil et la seconde lorsqu’il sentait l’heure du dîner approcher – et son estomac se trompait rarement –, Rigg faisait le tour de la pièce à grands pas rapides, jusqu’à sentir son pouls battre fort et le souffle lui manquer, une heure et demie durant selon ses estimations. Dans un sens le matin, dans l’autre l’après-midi.
Quand les fourchettes s’activaient dehors pour le repas de midi, la sienne restait au repos. À la place, il s’adonnait à sa portion quotidienne d’exercices physiques, ceux que Père lui avait appris pour renforcer les muscles qu’il n’utilisait pas. Et comme, pendant la journée, il n’en utilisait aucun, il faisait tous les exercices.
Son sommeil se répartissait en deux grosses siestes de quatre heures chacune. Il savait depuis longtemps comment sortir de son sommeil à l’heure voulue. Il en faisait une après le petit déjeuner, une après le souper. Il passait donc ses après-midi et les premières heures du matin les yeux grands ouverts. Pour être sûr de ne pas se rendormir, il évitait de s’allonger sur son lit, préférant varier les positions qui le maintiendraient éveillé : assis sur une chaise, assis au sol, debout, voire debout sur les mains ou en appui sur la tête, les pieds contre le mur.
Comme exercice mental, il s’imposa de réfléchir. Impuissant, dans l’état actuel des choses, à obtenir de nouvelles informations ou à influencer le cours des événements, ses projets étaient de deux ordres : voir ce qu’il pouvait tirer des informations dont il disposait déjà, et essayer de passer un cap dans sa vision des traces, pour parvenir à ce qu’Umbo et lui savaient faire à deux, et qu’Umbo maîtrisait certainement seul maintenant. Une telle pensée lui faisait honte, mais il ne pouvait l’empêcher : si Umbo en était capable alors qu’il n’avait jamais vu une trace de sa vie, il ne voyait aucune raison de ne pouvoir y parvenir lui-même.
Et puis, quel mal y avait-il à penser cela ? Ce n’était pas lui faire injure : si l’un d’eux pouvait s’approprier ou compenser le rôle de l’autre dans leur maîtrise partagée du temps, l’autre devait le pouvoir aussi. Mais il ne se mentait pas non plus. Orgueil et mépris imprégnaient cette pensée, qui au fond de lui prenait cette tournure : Si même Umbo peut le faire, alors moi aussi, en mieux, et avec plus de facilités.
Dès le départ, Rigg avait jugé indiscutable le fait que, si voyage dans le temps il y avait eu, c’était bien grâce à lui. Bien sûr, Umbo l’y avait aidé, mais qui avait approché cet homme pour lui arracher sa dague ? Qui voyait les traces, qui les avait toujours vues et utilisées pour traquer du gibier, pister les gens ? Alors qu’Umbo… il était déjà dépassé par son propre don.
Est-ce l’arrogance naturelle de la royauté qui parle à ma place ? se demanda-t-il soudain. Est-ce que, automatiquement, tout ce qui me concerne doit forcément être mieux que ce qui concerne les autres ?
Que je sache, c’est bien Umbo qui possède ce précieux don – la capacité à altérer le temps, ou la rapidité d’action d’une personne dans ce temps, du moins – alors que moi, je serais plutôt l’éclaireur, celui qui repère les traces avant qu’il n’intervienne. Et lui peut transférer son pouvoir sur les autres, moi pas.
Et pourtant, quelque chose en Rigg le poussait invariablement à se croire supérieur.
Était-ce parce que Père avait passé tant de temps avec lui, et si peu avec Umbo ? Ou ces semaines passées à O à vivre dans l’opulence, qui lui avaient tourné la tête et fait perdre toute humilité ? Là-bas, il avait joué un rôle, celui d’un jeune homme fortuné, mais il n’était pas impossible que ce rôle ait déteint sur lui. Il était désormais résolu à ne plus se laisser gagner par cette arrogance, conscient que, sinon, il finirait comme l’un de ces pète-sec puants qui, contrariés, ne trouvent autre chose à dire que : « Vous savez à qui vous parlez ? »
Père lui avait toujours dit : « Une personne est ce qu’elle dit et ce qu’elle fait. C’est à cela qu’on distingue une réputation méritée d’une réputation usurpée. »
Rigg en était venu à cette conclusion au premier jour de son voyage et s’était dès lors attelé à la tâche avec assiduité et humilité, en essayant de reproduire sur lui-même les effets du pouvoir d’Umbo : aiguiser ses perceptions de manière à pouvoir observer, le temps voulu, une personne d’un lointain passé filer le long de sa trace.
Selon lui, deux choses l’empêchaient de faire des progrès. Tout d’abord, chaque fois qu’Umbo lui avait permis de voir une trace se matérialiser en individu, tous deux se tenaient immobiles, et il lui avait fallu plus de dix bonnes secondes d’observation. Le temps de discerner des figures humaines parmi toutes celles qui passaient en boucle devant lui et d’en choisir une sur laquelle se concentrer. La personne commençait alors à ralentir, jusqu’à ce que Rigg choisisse le bon moment pour entrer en action.