Sur la rivière, rien de tout cela n’était possible. On ne comptait plus les traces qui la remontaient, la descendaient ou la traversaient ; un vrai chaos. Mais à cause des mouvements du bateau, Rigg ne pouvait jamais les fixer suffisamment longtemps pour espérer en tirer quelque chose.
La nuit, au mouillage, il pouvait toujours s’attarder dessus – au moins jusqu’à ce que le courant ne les fasse dériver –, mais survenait alors un autre problème : il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il fallait faire après. Il pouvait imaginer que, pour reproduire sa vision des traces, Umbo avait dû se demander sur qui se concentrer et avait résolu le problème en choisissant une personne dont il connaissait l’emplacement, et dont il savait aussi qu’elle avait dû y rester assez longtemps. En réunissant ces conditions, Umbo pouvait – presque – se passer de son ami.
Rigg voyait les traces depuis toujours, avait appris à les classer, les isoler, les suivre dans le temps – et dans l’espace, toujours dans la bonne direction, même s’il avait toujours été incapable de l’expliquer à Père – et pourtant il ne s’était jamais douté qu’elles représentaient leurs créateurs répétant le même parcours à l’infini. Jusqu’à ce qu’Umbo lui ouvre les yeux.
Rigg pouvait désormais expliquer ce qu’il avait toujours su : ce que deviennent les hommes et les animaux que les hasards du destin avaient amenés là un jour. Il devinait avec plus de précision le moment de leur passage, leur identité – homme ou femme, créature mâle ou femelle, jeune ou vieux. Il interprétait ces informations en termes de caractéristiques visuelles, comme la couleur, l’épaisseur, l’intensité, la texture, mais se savait désormais capable d’en savoir plus que ce que sa simple vision voulait bien lui en dire. En pénétrant les traces pour voir qui les habitait – même si la vue ne jouait aucun rôle là-dedans.
Enfin, pas tout à fait aucun non plus. Il était capable de sentir les traces qui se cachaient derrière les collines ou les murs – celles, par exemple, que lui cachaient les parois de sa petite cabine, si éloignées soient-elles. Elles formaient juste un flou dans l’obscurité et, lorsqu’il fermait les yeux, un brouillard indistinct. Mais elles étaient là, il pouvait les sentir et, avec un peu de concentration, en affiner les contours. Il voyait ainsi, en direct, les mouvements des hommes à bord du bateau, puis leurs traces filer dans son sillage à mesure qu’il avançait. Cela l’aidait aussi à mieux interpréter les sons autour de lui. Tout cela dépendait peu de ce qu’il voyait.
Mais ses yeux lui fournissaient un contexte. Il savait quel mur de sa cabine cachait quelle trace et, grâce à ses souvenirs du plan général de l’embarcation, il pouvait donner un sens à ses perceptions. En haut des chutes Stashi, les traces suspendues au beau milieu des airs, plusieurs mètres en avant de la cascade, marquaient un arc de cercle entre les deux rives. Les explications données par Père de la cascade grignotée peu à peu, et d’anciens ponts autrefois jetés par-dessus la rivière étaient donc tout à fait claires pour Rigg.
Ici, sur la rivière, la confusion était la plus totale car, hormis les rares nageurs et pataugeurs, les traces provenaient toutes de mouvements d’individus transportés par bateaux ou traversant des ponts effondrés depuis des années. Certaines prenaient leur envol avant de retomber en parabole, d’autres partaient dans d’étranges loopings ; d’autres encore donnaient la migraine à vouloir les comprendre, sans avoir sous les yeux l’échelle ou le mât qu’un homme ou une femme semblait avoir grimpé. S’ajoutait à cela le fait que, dans le delta, la rivière avait changé tant et tant de fois de cours que des traces le zébraient de toutes parts, sans aucune relation aucune avec l’actuel chenal.
Le problème le plus insoluble restait toutefois pour Rigg de se mettre dans la peau d’Umbo. Ils avaient déduit, en toute logique, que si Rigg était capable de voir plus vite, pour ainsi dire, c’est qu’Umbo accélérait ses perceptions. Mais rien dans cette expérience n’avait permis à Rigg d’en ressentir l’effet. En fait, il n’avait absolument rien ressenti du tout, alors comment le reproduire ? Ce qu’il voyait autrefois comme une trace avait juste pris l’apparence d’une traînée vaguement humaine puis, après une intense concentration, d’un individu qu’il pouvait ralentir visuellement. Et là, on parlait de vue.
Quoique…
Rigg se remémora ces interminables secondes en haut des chutes, à quatre pattes sur les rochers. Avait-il vu cet homme de ses yeux ? Touché, ça oui, puisqu’il l’avait décroché de son rocher. Mais vu ? Peut-être, mais par un sens différent de celui qui lui avait permis de voir les rochers et Kyokay. Pour Rigg, cet homme avait pénétré son cerveau, non pas par ses yeux, comme les autres éléments de la scène – l’eau, le ciel, le frère d’Umbo –, mais par autre chose. Son cerveau avait interprété cette présence comme une information visuelle et l’avait projetée au milieu des autres. Elle s’était juste retrouvée dans le décor – comme les traces, maintenant que Rigg y repensait.
Cela ne l’aidait pas beaucoup à comprendre comment Umbo avait réussi à faire d’un ruban coloré une forme humaine en mouvement, en le changeant lui, ou les traces, ou le temps. Il avait beau se tordre le visage de concentration, réceptif à la moindre émotion, rien n’y faisait.
En désespoir de cause, il essaya même, dès qu’une trace se présentait qu’il savait être humaine, de la coller au plus près en marchant à ses côtés, dans l’espoir d’en voir émerger une silhouette. En courant, même, une fois, mais il se prit le mur en face. « Je me suis endormi et je suis tombé de ma chaise », expliqua-t-il, penaud, au garde entré précipitamment, après avoir sauté sur la première chaise venue. Le garde, qui avait interdiction formelle de lui adresser la parole, pouvait soit retourner à son poste en verrouillant la porte derrière lui, soit prévenir le général. Il choisit la première solution.
Rigg prit même la peine de philosopher sur la nature du temps en s’éclairant des expériences vécues avec Umbo. Les traces n’épousaient pas les contours actuels du relief, elles restaient à l’endroit exact où elles étaient apparues, insensibles aux métamorphoses du monde alentour – du terrain, des maisons, des routes, de l’eau.
Or, le monde était un sphéroïde, savait Rigg, autour duquel courait un anneau de débris dans une orbite tantôt proche, tantôt éloignée du soleil, tel un homme ivre louvoyant le long d’un mur. Le soleil non plus ne restait pas immobile, mais se déplaçait dans une immense mer d’étoiles en orbite autour du centre de la galaxie, tandis que la galaxie elle-même dérivait dans l’espace. Donc, si le monde changeait continuellement de place, pourquoi les traces ne restaient-elles pas juste figées dans le vide intersidéral, là où elles étaient nées, au lieu d’accompagner le monde dans tous ses déplacements ?
Le passage des êtres vivants suivait des itinéraires liés non pas à la position absolue de ces créatures dans l’espace, mais à leur position relative par rapport au centre du Jardin, immuable sur cette planète en rotation.
Rigg y voyait le signe que toute chose vivante possédait un lien fort avec la planète elle-même, pas juste avec la surface à laquelle la gravité les collait. Le temps gardait la mémoire de leurs mouvements, dont il enregistrait la position exacte par rapport au centre de gravité de leur planète de résidence, en gardant intacte la relation initiale des uns avec les autres en une immense toile tissée à la surface du monde.
Que temps et gravité fussent liés était un fait, mais comment, cela restait un mystère. Dans sa solitude, Rigg s’étonnait de toutes sortes de choses. Pourquoi, par exemple, les mouvements n’étaient-ils pas conservés par rapport au soleil, dont la puissance gravitationnelle était telle qu’il pouvait maîtriser la course du Jardin, l’empêchant de chuter dans l’espace ? Est-ce qu’un homme capable de voler de monde en monde, comme d’autres le faisaient de port en port par bateau, laisserait une trace derrière lui et, si oui, celle-ci serait-elle droite ou courbe ? Il se rendait compte de l’étrangeté de ses pensées, et il s’imaginait Miche en train de lui dire d’arrêter de perdre son temps parce que, de toute façon, les hommes ne savaient pas voler, et encore moins d’une planète à l’autre. Mais Père avait répété à Rigg depuis ses plus jeunes années que toute pensée méritait qu’on s’y arrête, pour en déterminer l’utilité à l’épreuve de la logique. Rigg admettait volontiers ne pas savoir en quoi ses méditations sur d’éventuels voyages interplanétaires et sur la persistance de traces dans le vide pouvaient bien être utiles, mais ne pouvait cacher son plaisir de s’y adonner. Vu la rareté des loisirs offerts à bord, il ne se gênait pas de profiter au moins de ceux-ci.