D’autant plus qu’ils lui évitaient de s’imaginer tout et son contraire sur ce qui l’attendait à Aressa Sessamo.
Ces questions d’un autre ordre restaient constamment dans un coin de sa tête. Que savait-il ? Que pouvait-il déduire des informations dont il disposait ?
Le général avait parlé de divers clans à Aressa Sessamo : les royalistes, divisés entre les partisans d’une monarchie féminine et ceux qui rêvaient du retour sur le trône d’un héritier mâle, et les défenseurs de la Révolution du Peuple dont, à en croire Citoyen, certains appuis balanceraient entre le Conseil et les reines.
Citoyen ne semblait pas douter une seconde que Rigg soit le fils disparu d’Hagia Sessamin et de son défunt mari, Knosso Sissamik. Se déclarer pour ou contre la royauté signifiait donc se déclarer pour ou contre Rigg – seul descendant encore vivant, selon toute vraisemblance, des mâles de souche royale.
Mais Rigg ne parvenait pas encore à déterminer très clairement entre les mains de quel clan il était tombé. Si Citoyen était pour le retour des hommes au pouvoir, alors il serait susceptible d’utiliser Rigg pour restaurer la monarchie. Mais s’il était juste en train de le tester, en se faisant passer pour un tel partisan, deux possibilités : il servait soit la Révolution, soit la cause des femmes. Dans un cas comme dans l’autre, les jours de Rigg pouvaient être comptés.
D’autres scénarios étaient possibles, ni plus ni moins tirés par les cheveux que les précédents. Citoyen pouvait par exemple être un royaliste – de la branche masculine –, sans que son camp soit pour autant prêt à se servir de l’existence de Rigg pour arriver à ses fins. Dans ce cas, il serait livré en toute sécurité au Conseil révolutionnaire, dans des circonstances qui compliqueraient sérieusement son assassinat.
La famille royale pouvait également être bien plus puissante que ce qu’il imaginait, et sa mère déterminée à le faire assassiner – en vertu de la décision de sa grand-mère de voir disparaître tous les héritiers mâles de la famille. Leur rencontre à Aressa Sessamo signerait donc son arrêt de mort.
Tant de possibilités se bousculaient dans son esprit qu’il valait mieux les laisser toutes de côté. Je saurai quand je saurai et pas avant, se répétait-il. Je ne peux prédire l’avenir à partir des éléments présents, et donc espérer meilleure préparation que celle qu’avait prévue Père pour moi, en m’apprenant l’autorité et les rouages de la politique.
Ces réflexions le ramenaient encore et toujours vers la seule personne, le seul sujet auquel il ne pouvait échapper : Père.
Père lui avait menti. Tout ce que Père lui avait appris et raconté et dit et suggéré était entaché d’un profond et indélébile mensonge, ou du moins d’une rétention d’informations d’une ampleur telle quelle vidait à elle seule un mensonge.
Il ne m’a jamais dit qui j’étais, ou comment nos routes s’étaient croisées. Il m’a laissé croire qu’il était mon vrai père et n’a jamais cherché à rectifier la vérité.
D’un côté, il m’a muni de toutes ces armes dont j’ai pu tester l’efficacité. D’un autre, il a oublié de m’éclairer sur tellement de choses que je me suis retrouvé nez à nez avec le danger plus d’une fois sans le voir venir. Et aujourd’hui, me voilà dans l’impasse, faute d’informations suffisantes.
Rigg creusait cette piste puis se laissait distraire. Par une trace dérivant dans la cabine. Par un bruit dehors. Par la faim, une gêne soudaine, un petit soubresaut. Par tout ce qui pouvait l’empêcher de penser à Père et à ce terrible doute, son seul véritable héritage.
Rigg ne voulait plus penser à cet homme sous le nom de « Père ». Son vrai père était Knosso Sissamik et il était mort, tombé au Mur d’après la légende, peut-être même en essayant de le traverser. Quel homme remarquable – et complètement fou ! Tout le monde savait que la mort attendait tous ceux qui essayaient. Mon vrai père, c’était lui, celui dont je tiens la part d’homme qui est en moi. C’est lui que je dois apprendre à connaître pour mieux me connaître, moi. Voyait-il les traces ? Est-ce à lui que je le dois ?
Mais Knosso était mort, comment le connaître en personne ? Hagia était vivante, cependant Rigg craignait qu’elle veuille sa mort. Et puis, Père l’avait sauvé de ses griffes.
Surtout, Père – ou peu importe son nom – l’avait envoyé retrouver sa sœur, Param Sissaminka, pas sa mère. Pourquoi elle et pas quelqu’un d’autre ? Pourquoi elle, et pas une mission plus politique ? Comme si Père essayait de lui faire comprendre que sa mission à lui était Param elle-même, en tant que personne, et pas les luttes de pouvoir qui secouaient l’Empire et les manœuvres de la famille royale et de ceux qui l’avaient renversée et maintenue dans les fers.
Param en tant que personne aux talents un peu particuliers, comme Umbo et lui ? Était-ce cela dont se souciait Père ? En tout cas, il avait passé du temps à entraîner Umbo et Nox à maîtriser leurs pouvoirs, eux aussi. Et encore plus, lui semblait-il, avec lui et ses traces. Il l’avait préparé à sortir de son périple vivant – quoique sa détention sur ce bateau ne fût pas le plus criant des signes de réussite –, mais le but était de l’amener à sa sœur, rien d’autre. Père se fichait pas mal de savoir qui régnait à Aressa Sessamo. Que Rigg et Param se rencontrent était son seul souci.
Mais est-ce le mien ? Qu’était Père pour moi, pour que je continue à le laisser me dicter ses choix ? Et si moi, je voulais régner sur Aressa Sessamo ? Et si mon envie, c’était de revendiquer ma couronne ? Ou peut-être ai-je juste envie de découvrir mon vrai père, d’apprendre à connaître et à aimer ma vraie mère, une femme brisée par le chagrin d’avoir vu Père m’arracher à elle, peut-être, sauf si c’est elle qui lui a confié ma protection ?
Et si je faisais ce que je veux de ma vie, après tout ?
Le seul problème, c’est que je n’ai encore aucune idée de ce que je veux en faire.
Ils arrivèrent à Aressa Sessamo de nuit – comme prévu, songea Rigg, car ils ne s’étaient pas pressés pour lever l’ancre le matin de leur arrivée. Les chenaux menant au grand port semblaient parfaitement balisés dans la nuit. Lorsque Rigg sortit de sa cabine, fraîchement lavé et vêtu des plus beaux habits qu’on lui avait trouvés, ce fut un sac sur la tête, les jambes entravées et les mains liées dans le dos. On le transporta comme un sac de patates dans une chaise à porteurs, seul et silencieux, prévenu qu’au premier mot il serait bâillonné.