Et pourtant, tout dans cet homme paraissait réel – les poils et les pores de ses mollets, cette chair boursouflée par une entaille à la cheville, l’ourlet élimé et bâillant de son kilt, la bande de broderie qui en pendouillait, à moitié détachée. La mise autrefois soignée de l’homme n’était plus que guenilles.
Peu importe le mauvais tour qu’avait pu lui jouer le destin, le fait était qu’il barrait à cet instant précis la chute de Rigg. Une pensée lui vint : Ceux dont je détourne mon attention redeviennent de simples formes floues et flottantes. Pense à autre chose et lui aussi se dématérialisera !
Rigg essaya de focaliser son attention sur une femme emportée par le courant après avoir glissé en tentant d’atteindre ce même rocher. Elle prit forme sous ses yeux – son visage était déformé par la peur, dans son regard se lisait l’effroi de la bête qui se sait condamnée. Mais déjà elle était partie, et l’attention de Rigg retourna immédiatement sur l’homme devant lui. S’il avait perdu toute substance un instant, il l’avait vite retrouvée.
Le front de Rigg claqua contre son mollet ; le choc fut violent, et si lent que Rigg ne manqua rien de la texture de la peau de l’homme sur la sienne puis, comme sa tête tournait sous la force du heurt, il sentit les poils de ses jambes lui érafler le visage.
Alors que son nez finissait sa course dans la cheville de l’homme, la jambe de ce dernier se déroba, fauchée par la tête et les épaules de Rigg. Il pivota sur lui-même et commença à tomber à la renverse.
Je pars en sauver un, et j’en tue un autre.
L’homme devait être un soldat ou un athlète car, en pleine chute, il se retourna d’un coup de reins, se détendit de tout son long et attrapa la roche des deux mains.
Sa main gauche recouvrait désormais entièrement la main droite du garçon.
Deux objets solides pouvaient apparemment occuper un même espace en même temps. Enfin, techniquement, pas en même temps, car la présence de l’homme datait de plusieurs centaines d’années. Mais pour Rigg, les deux se confondaient. La main de l’homme était bien tangible. Rigg pouvait la sentir car sa propre main, lancée par réflexe pour se retenir à la suite de la collision, l’avait cognée après avoir glissé le long de la roche.
Sans cela, Rigg aurait poursuivi sa chute en avant et ses genoux auraient fini dans le courant. Le corps de Rigg enjambait désormais les rochers, exactement comme il l’avait prévu. Sans le savoir, l’homme lui avait sauvé la vie.
Rigg ne lui avait pas franchement rendu la pareille. Pour commencer, il l’avait poussé dans le vide d’un bon coup de tête assassin ; ensuite, sa main, en glissant le long de la roche, était venue déloger sans ménagement celle de l’homme.
Ce dernier ne tenait plus que par sa main gauche – celle qui recouvrait entièrement la main droite du garçon happé par le vide.
La main de l’homme n’était absolument pas translucide, mais bien réelle : épaisse, musculeuse, tannée, poilue, calleuse, parsemée de taches de rousseur et parcourue de veines. S’y mêlaient sous le regard de Rigg les doigts crispés, fins et brunis de l’enfant. Ils commençaient à s’ouvrir. Rigg se savait capable de l’aider, de le retenir par le poignet s’il parvenait seulement à l’atteindre. Il avait l’avantage de la taille, et la main ferme. S’il réussissait à refermer ses doigts sur son poignet et à tenir la position, il pourrait ensuite tendre son autre main au malheureux.
Un plan simple, mais impossible à exécuter : l’énorme poignet et l’avant-bras gonflé de l’homme barraient l’accès.
Tu es déjà mort, et depuis des siècles, donc fais-moi le plaisir de dégager de là et de me laisser sauver l’enfant !
Alors que Rigg saisissait son avant-bras en tentant d’atteindre celui de l’enfant, l’homme le sentit et sauta sur l’occasion. Il balança sa main droite vers le poignet de Rigg et l’attrapa d’une poigne au moins aussi ferme et épaisse que l’aurait été celle de Rigg sur le poignet du petit.
Le poids de l’adulte emportait Rigg peu à peu vers le vide.
Son genou droit plongea dans l’eau ; si l’homme ne l’avait pas tenu si fermement, le courant l’aurait déjà emporté. La charge coucha Rigg à plat, sur le côté, le genou ressorti à l’air libre. Son corps formait à nouveau un pont entre les pierres.
Le poids de l’homme continuait à l’entraîner vers le vide. Rigg ne pensait plus du tout au garçon – s’il chutait, il ne sauverait personne.
De sa main libre, Rigg se saisit du petit doigt de l’adulte et commença à le tordre en arrière. Cette opération lui sembla interminable : réfléchir au geste, voir sa main lui obéir, la tendre vers celle de l’homme, empoigner, tordre, pousser.
L’homme lâcha. Rigg vit sa main droite glisser peu à peu sur sa peau avec une lenteur insoutenable. Il se redressa tout aussi lentement pour tenter de porter secours une seconde fois à l’enfant. Mais la main gauche de l’homme ne voulait pas quitter la main droite de celui-ci.
Alors que Rigg cherchait un nouvel accès vers le poignet du jeune garçon par-dessus, par-dessous ou carrément à travers celui de l’homme, il vit les doigts de l’enfant s’ouvrir peu à peu, glisser doucement, tout doucement du rocher… puis lâcher.
De rage, frustré et meurtri par son échec, Rigg leva le poing pour l’écraser sur la main de l’homme. Il ne lui vint pas à l’esprit une seconde qu’il s’apprêtait à commettre un meurtre. Dans sa dimension, l’homme était mort depuis bien longtemps déjà, alors qu’importait qu’il meure à nouveau. Rigg ne voyait qu’une chose : à cause de lui, de son apparition soudaine, là, en chair et en os, l’enfant n’avait pu être sauvé – un enfant du village qu’il connaissait certainement.
Il n’eut pas le temps de mettre sa menace à exécution. Le temps accéléra, retrouva son cours normal, et l’homme s’évapora sans que Rigg puisse dire s’il avait plongé dans le vide ou regrimpé sur le rocher. Son poing ne heurta que du caillou.
Un instant plus tard, un cri déchira le vacarme des chutes. Cela ne pouvait être l’enfant – avant même que le cri ne s’élève, il devait déjà être loin en contrebas. Impossible pour Rigg de l’entendre d’où il était. Et le cri avait duré trop longtemps. Ce n’était pas non plus une voix d’homme – trop aiguë.
Il devait y avoir quelqu’un d’autre sur la berge. Quelqu’un qui avait été témoin de la chute. Et qui pourrait très certainement l’aider à se tirer de ces rochers sain et sauf.
Mais non, inutile d’y compter. C’était de la folie pure. Essayer de sauver cet enfant avait été de la folie pure. Il suffisait de voir où cela avait mené Rigg : le corps étendu entre deux rochers, au ras d’un courant qui menaçait de l’emporter à la moindre flexion des genoux.
Il recula centimètre après centimètre dans une tentative désespérée pour ramener ses genoux à hauteur de ses orteils, les bras et les épaules en feu. Si le temps, en ralentissant, avait pu lui permettre de focaliser son attention sur le moindre de ses gestes, la peur qu’il ressentait actuellement ne l’aidait pas à grand-chose.
Après quelques minutes d’efforts, ses genoux touchaient la roche. Il s’écarta de l’eau d’une lente poussée sur les bras, puis puisa dans ses dernières forces pour, d’une détente sèche, se propulser vers le haut, en arrière, et…
Il vacilla sur ses jambes pendant ce qui lui parut une éternité, sans trop savoir s’il cillait repiquer vers l’avant d’avoir trop peu poussé, ou culbuter en arrière d’avoir poussé trop fort.