Il avait bien dosé l’effort. Il était debout.
À peine s’était-il rétabli qu’une pierre le frappa à l’épaule. Elle le déséquilibra mais il tint bon. Il aperçut en se retournant un garçon de son âge, peut-être plus âgé, debout sur le premier rocher accessible depuis la berge, d’où s’était élancé le gamin disparu. Il s’apprêtait à lancer une pierre de deux fois la taille de la première.
Difficile pour Rigg d’être plus à découvert.
Il ne voyait d’autre parade que de détourner le projectile à mains nues. Comme il le découvrit rapidement à ses dépens, cette technique avait le désavantage de le déséquilibrer au moins aussi sûrement que si le caillou l’avait touché de plein fouet. Il parvint par miracle à se retourner et à profiter du déséquilibre pour bondir in extremis sur un rocher à l’écart des chutes.
« Arrête tout de suite ! » cria-t-il.
Le lanceur de pierres n’entendait rien. Seul son hurlement terrifiant avait réussi à percer le grondement de la cascade.
Rigg le reconnaissait maintenant : c’était Umbo, le petit villageois, le fils du cordonnier. Ils étaient inséparables plus jeunes, à l’époque où Père et Rigg passaient un peu de temps à Gué-de-la-Chute.
Rigg comprenait maintenant pourquoi le garçon qui avait chuté ne lui était pas inconnu. Il s’agissait du jeune frère d’Umbo, Kyokay, un diablotin toujours prêt à faire les quatre cents coups et à jouer les trompe-la-mort. Quand Rigg et Umbo s’étaient connus, le petit se remettait d’une fracture au bras. Malgré son attelle, il continuait à grimper à la cime des arbres et à sauter de plusieurs mètres sur des terrains à se casser les pattes, si bien que son grand frère devait sans arrêt lui courir après pour l’arrêter ou le sauver d’un mauvais pas ou tout simplement pour l’engueuler.
Sauver Kyokay aurait été le plus beau cadeau que je puisse te faire, Umbo. Une suite logique à toutes ces fois où je t’ai aidé à le faire, quand il n’était pas plus haut que trois pommes.
Alors pourquoi Umbo veut-il ma mort en me jetant des pierres ? Croit-il que c’est moi qui ai poussé Kyokay ? J’essayais de le sauver, imbécile ! Et si tu étais sur la berge, pourquoi l’as-tu laissé s’élancer vers les chutes ? Quoi que tu aies vu, pourquoi ne pas chercher la vérité plutôt que de me condamner ainsi ?
« Les gens ne sont jamais justes, même quand ils essaient, répétait souvent Père. Et peu nombreux sont ceux qui essaient. »
Rigg rejoignit le rocher d’où il était parti sauver Kyokay. Si j’étais resté ici, pensa-t-il, à le regarder tenter le diable, et mourir, Kyokay ne serait ni plus ni moins mort que maintenant et, vu ma position, personne n’aurait pu me tenir pour responsable.
Et toutes mes fourrures seraient sauves, et je ne m’apprêterais pas à me lancer à la recherche de ma mère et de ma sœur sans un sou.
Umbo continuait à faire pleuvoir les pierres, mais la plupart tombaient trop court. Et après ce parcours d’équilibriste, Rigg n’avait aucun mal à éviter les autres. Umbo pleurait de rage. Rigg ne pouvait ni entendre ses paroles ni espérer se faire comprendre s’il essayait de lui répondre. Aucun geste capable de traduire : « Je n’ai rien fait de mal, j’ai tout fait pour le sauver » ne lui vint spontanément à l’esprit. En colère et en deuil comme pouvait l’être Umbo, tout haussement d’épaules serait interprété comme de l’indifférence, non de l’impuissance ; une révérence comme du sarcasme, et pas comme une marque de respect envers les morts.
Rigg n’avait d’autre solution que d’attendre qu’Umbo abandonne. Ce qui ne tarda pas. Après une dernière pierre, il regagna les bois à grandes enjambées.
Soit il descend au village par le chemin de la Falaise pour faire part à tous de sa propre version des faits, soit il m’attend à couvert.
Rigg préférait encore la seconde éventualité. Il ne craignait pas Umbo. Sa vie dans les bois l’avait rendu fort et agile et, en outre, Père lui avait appris quelques bottes secrètes qui devraient faire mouche face à un cordonnier. Dans un concours de rivetage de cuir, Umbo l’aurait peut-être battu, mais là… Rigg voulait seulement s’approcher suffisamment de lui pour pouvoir tout lui expliquer, bagarre ou pas.
Finalement, quand il prit pied sur l’autre rive, Rigg vit qu’Umbo avait filé – il percevait sa trace lumineuse et claire dans l’air, qui dévalait la partie la plus raide du Chemin de la Falaise.
Rigg aurait bien emprunté une autre sente, pour éviter une embuscade, mais il n’avait pas le choix. À part celui, toujours possible, de tomber. Le village de Gué-de-la-Chute avait pu se développer en grande partie grâce à cette route. Car à sa base, c’était une route ancienne, sinueuse, aux pavés larges, qui louvoyait le long des pentes raides au pied du Surplomb.
Plus haut, la route de montagne revêtait des allures d’abrupte randonnée : les lacets se rétrécissaient, les pavés laissaient place à de petites roches polies par les ans et les réparations de fortune succédaient aux détours pour masquer les ravages du temps. Mais il était toujours possible de la remonter les bras chargés de marchandises ou, pour un garçon comme Umbo, gonflé par le chagrin et la colère, de la descendre d’une traite.
Avec son fardeau de peaux et de fourrures, Rigg aurait vécu les choses différemment, pressé par l’imminence du retour d’Umbo, qui de son côté aurait eu tout le loisir de descendre au village et d’en revenir accompagné d’hommes aveuglés par son histoire et qui, dans leur rage, n’auraient pas attendu d’entendre la version de Rigg.
En l’état actuel des choses, si Rigg se dépêchait, le temps qu’Umbo revienne, il serait déjà loin. À moins que quelqu’un au village ne dispose des mêmes capacités que lui, personne ne le suivrait. « Un pisteur chevronné est dur à pister », lui avait appris Père, car il sait quelles erreurs un fugitif doit éviter coûte que coûte.
Père ! Le chagrin submergea Rigg aussi violemment qu’à la clairière et il se mit à pleurer. Comment vivre sans toi ? Pourquoi n’avoir pas entendu le grondement de cet arbre, et ne t’être pas écarté à temps ? Toi qui as toujours été si vif, si perceptif – cette négligence ne te ressemble pas.
Ne me laisse pas seul. Sans toi, qui va m’expliquer pourquoi le temps s’est ralenti, pourquoi tous ces gens ont pris forme sous mes yeux, pourquoi cet homme m’a empêché de sauver le garçon ?
Les yeux embués masquent les bonnes pistes. Rigg parvint à contenir son chagrin, à se ressaisir, et continua à travers bois vers la pension de Nox.
Chapitre 3
Le Mur de Nox
Quel genre d’entraînement auraient-ils pu faire suivre à Ram Odin pour l’aider à prendre sa décision, après sept ans d’un profond ennui ?
La procédure de contraction spatio-temporelle était déjà paramétrée dans l’ordinateur de bord ; un simple pilote n’aurait pu l’apprendre. Tout ce que Ram avait à faire, c’était lire et écouter les comptes rendus des ordinateurs, et décider ou non de continuer.
Ce ne serait pas une mince affaire. L’entrée du vaisseau dans le pli et son accélération chaotique généreraient des quantités astronomiques de données. Les ordinateurs lanceraient en boucle des séries d’analyses et de prévisions approximatives sur ce qui se passait, pourrait se passer et se passerait pendant la contraction elle-même.
Ram pouvait annuler la procédure à tout moment, en fonction des probabilités annoncées. Il savait aussi que ces prédictions étaient pure spéculation. Et qu’aucune ne ressemblerait peut-être à l’issue finale.