Les répéter à l’infini n’y changerait rien. Si les ordinateurs et les logiciels partaient tous d’un même jeu d’hypothèses erronées ou des mêmes défauts de conception, toute prévision serait vaine.
Ram était un pilote chevronné doublé d’un brillant astronome et mathématicien dont la créativité n’était plus à démontrer. Nulle formation n’aurait pu permettre d’étoffer davantage ses capacités. Mais qui était réellement Ram Odin ? Oserait-il jouer sa vie et celles de milliers de colons sur un coup de poker spatio-temporel ?
Ou préférerait-il s’en remettre à de bonnes vieilles technologies, lancer les cultures sous serre, faire la moisson d’hydrogène interstellaire et préparer les colons à quatre-vingt-dix années-lumière de vie ordinaire ?
Il avait déjà un petit avis sur la question. Plus d’une fois, au cours des tests de recrutement de pilotes pour cette mission, il avait dit non. À moins que tous les ordinateurs ne s’accordent pour annoncer un désastre, on n’abandonne pas. Même un échec serait incroyablement instructif : vous verrez comment réagit le vaisseau et, en récupérant les moniteurs flottant dans notre sillage, vous comprendrez.
Alors que les comptes rendus défilaient sous ses yeux, en pleine discussion avec son copilote, un sacrifiable posté à ses côtés, Ram comprit que jamais il ne disposerait d’« assez » d’informations. Il était tenaillé par la peur. La sienne, il avait réussi à la maîtriser. Mais pas celle qu’il éprouvait pour tous ces gens endormis dans leurs cabines ; celle de les projeter dans un espace-temps sans issue ou dans un vide infini, sans aucune chance de rallier la moindre planète à coloniser.
Comment en suis-je arrivé à devoir prendre cette décision ?
Là où vivent les hommes, même la plus impénétrable des forêts est sillonnée de traces. Jeux d’enfants, rendez-vous galants, errances des vagabonds en quête d’un endroit où dormir. Sans compter les innombrables activités vitales attirant les villageois vers les bois : cueillette des champignons, des baies, des noix, chasse aux escargots…
Courant d’un pas régulier, les poumons en feu, Rigg suivait les plus fraîches d’entre elles. Il savait quelles forêts traverser pour ne rencontrer personne, et s’orientait en conséquence. Plusieurs fois il dut quitter les couverts touffus pour des prairies ou des vergers, mais il savait toujours à la luminosité des traces quelles maisons étaient vides, quelles routes sans risques.
Les abords de la pension familiale de Nox étaient maintenant en vue. À l’arrière s’étalait un vaste potager strié de rames de haricots grimpants. Rigg s’y allongea pour scruter la maison.
Un attroupement de villageois, devant. S’ils gardaient – pour l’instant – leur calme, Rigg les entendait réclamer à grands cris l’autorisation de partir à la recherche du « jeune assassin ». Avec tous ces détours, la version d’Umbo s’était déjà répandue dans tout le village à son arrivée. Et tous savaient où Père et Rigg descendaient lors de leurs haltes à Gué-de-la-Chute. Ici même.
Nox les laissa entrer. Rigg n’y était pas, après tout, pourquoi leur interdire sa porte au risque de les voir brûler la demeure en représailles ?
Rigg ne pouvait voir à travers les murs les hommes fouiller la maison mais, par un sens voisin de la vision, il pouvait suivre leur itinéraire à l’intérieur, la position relative des traces entre elles ou par rapport à l’enceinte de la bâtisse.
Les villageois fouillaient avec une énergie proche de la frénésie. Ils grimpaient et dévalaient l’escalier, scrutaient chaque recoin. Se baissaient, rampaient, sautaient. Et ne se gênaient visiblement pas pour éventrer les matelas et vider les malles à même le sol.
Ils repartirent bredouilles, inconscients que leur proie se tapissait là, dans le carré de haricots.
S’ils étendaient leurs recherches et le trouvaient, ils penseraient Nox complice. Les choses pourraient très mal tourner pour elle.
Voyant les traces converger à nouveau vers le porche, Rigg en profita pour se faufiler dans le garde-manger par-derrière. Il évita l’étage et les pièces communes, de peur d’y croiser des pensionnaires.
Depuis sa cache, Rigg pouvait cartographier les mouvements des villageois. Deux se postèrent en vigie devant, deux derrière. Et comme prévu, plusieurs autres fouillèrent le jardin.
Je n’aurais pas dû venir ici, regretta Rigg intérieurement. Je devrais repartir dans les bois et m’y cacher un an avant de revenir. Avec sûrement un peu de barbe d’ici là. Et quelques centimètres de plus. Ou peut-être ne reviendrai-je jamais – et jamais je ne saurai ni qui est ma mère ni où se trouve ma sœur…
Pourquoi Père ne le lui avait-il pas tout simplement dit, plutôt que de l’envoyer ici ? Parce qu’un mourant a encore le droit de choisir ses derniers mots et le meilleur moment pour se taire, très certainement.
Rigg essaya d’imaginer la réaction de Nox lorsqu’elle entrerait dans le garde-manger. Si elle le trouvait là, planté devant elle les yeux grands ouverts, elle se mettrait à hurler ; ça attirerait l’attention, des pensionnaires d’abord, puis des sentinelles dehors. Il fallait faire en sorte qu’elle garde son calme, lui éviter toute surprise, toute impression de menace.
Il s’assit donc dans un coin, le visage dans les mains. Ainsi, elle n’aurait pas la mauvaise surprise, en ouvrant la porte, de croiser ses yeux dans le noir, ou de se retrouver nez à nez avec un inconnu. Il ne pouvait faire mieux.
Il fallut deux heures à Nox pour calmer ses hôtes, autant effrayés qu’agacés par l’intrusion des villageois et le chambardement qui s’en était suivi. Deux prirent leurs affaires et quittèrent les lieux. Les autres restèrent. L’heure du déjeuner était déjà bien avancée, il était temps pour Nox de se mettre aux fourneaux.
« Trop tard pour une soupe, et même pas le temps de cuisiner quoi que ce soit de correct », grommelait-elle en poussant la porte du garde-manger.
Tête baissée, Rigg ne pouvait être sûr qu’elle l’avait remarqué en ouvrant ses pots de farine et de sucre, pour confectionner rapidement un pain semblait-il. Si elle l’avait vu, elle n’en donnait aucun signe. Elle attendit qu’il lève la tête et ose un coup d’œil timide vers elle pour lui chuchoter : « Attends la fin du déjeuner. » Un titre un peu pompeux pour les repas de midi de la pension, pensa Rigg. Nox sortit du garde-manger, refermant derrière elle.
Le déjeuner fut servi, marqué par le retour des deux clients mécontents – plus une chambre n’était libre au village. Et puis, après tout, l’assassin n’avait pas été retrouvé ici, alors s’il y avait une pension sans risques à Gué-de-la-Chute, c’était bien celle-ci.
Rigg sentit le départ des convives. Quelques instants plus tard, Nox ouvrait la porte du garde-manger. Elle entra, puis refermé derrière elle, avant de lui parler d’une voix à peine chuchotée.
« Comment as-tu pu leur échapper quand ils ont fouillé la maison ? Tu as appris à devenir invisible, on dirait ?
— Je suis entré quand ils sont partis.
— En tout cas, tu as bien fait de passer. Tout le monde était ravi de ta visite.
— Je n’ai pas tué ce garçon.
— Il faudrait être fou pour penser ça.
— Il pendait d’un rocher, j’ai même jeté toutes mes fourrures pour le sauver, mais Umbo croit ce qu’il croit.
— Comme tout le monde. Où est ton père ?
— Mort. »
Un long silence accompagna cette annonce. « Je n’aurais jamais cru qu’il savait comment mourir, finit-elle par dire.