Orson Scott Card
Pisteur
Livre 1. Partie 2
Chapitre 1
Chez Flacommo
« On s’est fait prendre dans un hoquet, nota le sacrifiable. En gros, tout ce qu’on ne voulait pas… Dans un hoquet, qui sait ce qui peut vous arriver ? La plupart des calculateurs ont misé sur un découpage net du vaisseau ou sa disparition pure et simple… »
Ram avait épluché un à un les comptes rendus générés pour chaque centimètre carré de vaisseau. « Pourtant, ni découpage ni disparition… On est intacts.
— Plus qu’intacts, nuança le sacrifiable.
— Comment ça, “plus qu’intacts” ? s’étonna Ram.
— Dix-huit copies de notre vaisseau ont franchi la contraction, et nous en plus. »
Ram tenta de visualiser la scène.
« Mais pas tous en même temps, ni au même endroit, constata-t-il.
— Non, du fait de sa nature quantique, la contraction nous a fait passer l’un derrière l’autre, à quatre secondes d’intervalle environ. Juste ce qu’il faut pour ne pas se tamponner. Tant qu’on n’accélère pas subitement et qu’on ne joue pas trop avec nos champs magnétiques.
— Et à l’instant même, continua Ram, nos propres copies sont en pleine discussion dans chaque vaisseau ?
— D’après les comptes rendus des autres sacrifiables, tous les Ram Odin ont perdu conscience à la nanoseconde près. Ils ont tous été sanglés à leur fauteuil dans la même position, et se sont réveillés avant de transmettre les mêmes instructions en même temps. En ce moment, chacun de nous parle à son Ram Odin et lui dit mot pour mot ce que je suis en train de vous dire.
— Foutu espace-temps, jura Ram.
— Enregistré, dit le sacrifiable. Dix-neuf fois.
— Donc tous les moi disent la même chose au même moment, dit Ram. Ça manque cruellement d’originalité, non ?
— Non, la répétition a du bon.
— À un moment donné, il y en a bien un qui va faire quelque chose de différent. Il va y avoir divergence.
— C’est ce que dit chaque Ram à l’heure actuelle, lui rappela le sacrifiable.
— Si ça arrive, ça va devenir ingérable, pressentit Ram. Vous n’allez plus savoir à qui obéir. Abattez immédiatement tous les Ram vivants, sauf moi. »
La reine – sa mère – fit descendre Rigg de la chaise à porteurs sur les galets polis de la cour attenante au jardin. « Mon bel enfant, se réjouit-elle en reculant d’un pas pour mieux l’admirer.
— J’ai déjà eu meilleure mine », s’excusa-t-il, un peu désarmé par le compliment. C’était bien la première fois qu’il entendait dire ça de lui. À O, on l’admirait surtout pour ses habits et sa bourse.
Elle le prit dans les bras. « Je te regarde avec les yeux d’une mère qui a longtemps cru son fils mort.
— Vraiment, Mère ? murmura Rigg. Vous me pensiez mort ? »
La question n’était pas que personnelle – elle était aussi politique et historique. Si elle l’avait cru mort, en toute logique, elle n’avait donc pas cherché à le faire mettre hors de danger… Il n’avait pas été enlevé non plus, sinon elle l’aurait cru vivant – peut-être même nourri et éduqué par l’ennemi, pour en faire un instrument de restauration monarchique. Non : pour que sa mère l’ait cru mort, il fallait que ses ravisseurs aient monté un scénario macabre – un cadavre calciné, du sang sur les murs – ou alors, que sa mère elle-même ait commandité son assassinat.
D’autant qu’il y avait un lourd passif dans la famille. Les femmes n’avaient pas toujours été très douces avec leurs petits.
« Ne pose pas trop de questions… » lui susurra-t-elle à l’oreille.
Le message était clair : de la tenue, nous sommes en public. Ses réponses seraient dictées non par la vérité mais par ce qu’elle estimait audible et crédible pour les oreilles tendues autour d’eux. Il n’apprendrait pour l’heure rien de son passé ni de celui de sa mère.
En même temps, inutile de lui rappeler sa nécessaire discrétion – sa survie en dépendait. Et puis, qu’entendait-elle au juste par discrétion ? Elle lui demandait simplement de la boucler.
Rigg pouvait patienter. Cela ne l’empêchait pas de se sentir triste pour cette femme qui, le jour des retrouvailles, devait encore peser chaque parole, chaque geste, chaque acte, chaque décision.
Prisonnière des crimes de ses ancêtres, elle pense comme un détenu qui vit dans la crainte de ses geôliers – qu’elle considère tous comme des délateurs en puissance.
Et sa sœur, où se cachait-elle ? Qu’attendaient-ils pour la lui présenter ? Il se garda bien de poser la question. Un peu de patience.
Sa mère relâcha son étreinte. Il recula et jeta un coup d’œil circulaire. Une vingtaine de personnes avait pris place dans la cour et l’entourait. Une affluence royale. L’impératrice Hagia Sessamin n’avait pas attendu de le voir en chair et en os pour annoncer publiquement le retour du prince – elle s’en était tenue aux rapports des messagers du Général Citoyen. Celui-ci n’avait pas lésiné, signe qu’il devait être en bonne entente avec la famille royale. Rigg avait eu droit à une cellule individuelle sur le bateau et à une arrivée en fanfare, encapuchonné, menottes aux poignets et fers aux pieds. Regardez comme j’en ai bavé pour ramener le fils royal porté disparu, semblait dire cette débauche de moyens. À son arrivée, la chaude embrassade d’Hagia Sessamin avait aussi fait partie du spectacle – même si le faire disparaître à la première occasion, au nom du règne matriarcal instauré par sa grand-mère Aptica, était son souhait le plus cher.
« Je vous complique la vie, n’est-ce pas, Mère ? », glissa-t-il dans un sourire.
Il observa attentivement sa réaction. Un rictus de colère d’abord, puis… de peur ? Oui, la peur se lisait dans son regard. Peut-être craignait-elle sa curiosité, finalement ; que d’un seul mot, tout son petit monde s’écroule. Mais par quel moyen lui faire comprendre qu’il avait conscience de son dilemme, indépendamment de ce qu’elle comptait faire de lui ? S’il restait planté là, bouche bée, elle penserait qu’il jouait un jeu et se poserait mille et une questions sur lui : qui l’a formé ? qui l’a conseillé ? que sait-il au juste ? Sauf qu’il n’en jouait aucun, sinon le sien, celui d’un naïf. Si elle était sensée, elle comprendrait d’elle-même et le laisserait faire, car plus il paraîtrait ignorant, moins les antiroyalistes le redouteraient et moins les restaurateurs de la monarchie mâle seraient tentés de la renverser pour mettre ce roi – de nom seulement – sur le trône.
« C’est la mienne que vous ne facilitez pas, mon garçon », répondit un homme.
Rigg le regarda. Grand, les épaules carrées, il portait des habits parfaitement taillés dans de riches étoffes et d’une sobriété raffinée. Sa tenue semblait dire qu’il avait beaucoup d’argent en toute modestie.
« Êtes-vous l’aimable hôte de ma mère ? s’enquit Rigg. Est-ce votre maison que nous voyons là ? »
L’homme s’inclina en une profonde révérence.
Rigg connaissait déjà la réponse – entre les mots du nouveau venu et ce qu’il avait appris du quotidien de la cour royale, ce ne pouvait être que lui. Lui, peut-être même doublé d’un suppôt du Conseil. Ledit Conseil ne laisserait jamais la garde de la famille royale à un autre qu’à l’un de ses sous-fifres.
Bien sûr, le doute était permis. Il n’était peut-être qu’un royaliste après tout, d’une couleur ou d’une autre ? Mais comme aimait à le répéter Père, quand deux camps ennemis font confiance au même homme, c’est qu’il ne mérite celle d’aucun. Comment savoir lequel il trompe ? Les deux, bien souvent. La seule certitude le concernant, c’est qu’il n’était pas de son côté à lui.