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Mère jeta un œil à droite, un à gauche, puis s’arrêta. « À moins d’être l’un des leurs, comment le saurais-tu ?

— D’autres que Param ont un don, chuchota Rigg. Lorsque nous serons dans votre chambre, je lui masquerai la vue en me postant devant son trou d’observation. Ça le forcera à bouger. Je recommencerai autant de fois qu’il le faudra.

— Tu n’as jamais mis les pieds ici, même enfant ! » chuchota Mère. Elle se bornait à se demander d’où il tenait ses informations au lieu de simplement accepter le fait qu’il puisse avoir un don lui aussi.

Rigg s’approcha joue contre joue de sa mère en une tendre embrassade. « Chaque être humain laisse une trace où qu’il passe. Je vois ces traces. Toutes, même celles vieilles de dix mille ans. Je vois Param. Chaque fois que vous pensiez être seules, quelqu’un vous observait. »

Elle pâlit. Cette révélation sembla la dévaster – mais que croyait-elle, que le Conseil révolutionnaire la laisserait sans surveillance ? Qu’il accepterait ses explications sur la disparition de sa fille sans chercher à savoir ni où, ni quand, ni comment ?

Suis-je meilleur à ce jeu qu’elle, malgré sa vie passée en prison ?

Non, pas meilleur. Je possède un don, elle un autre : la sagesse. Mais il ne lui fera jamais percevoir l’imperceptible.

Plus ils approchaient de la chambre, plus se multipliaient les traces d’allées et venues de Mère le long du corridor. Il y en avait des milliers. Toujours surveillée, toujours soupçonnée, haïe par beaucoup, méprisée par d’autres. Comment avait-elle tenu toutes ces années ?

Ces foules animées par une même haine du Conseil et par une même volonté de voir un jour la monarchie restaurée avaient dû insuffler en elle leur énergie, leurs rêves, leurs espoirs. Peut-être au fond d’elle-même se sentait-elle reine malgré tout, et prête à endurer le pire pour ne pas les décevoir ?

Peut-être au fond d’elle-même, la main sur la poignée de cette chambre qu’elle avait crue son sanctuaire jusqu’à ce que Rigg lui apprenne le contraire, planifiait-elle la mort de son fils.

Non, se refusa-t-il d’imaginer. Tu t’es engagé à la croire, honore cet engagement et reçois sa confiance en retour. Ne laisse aucune place au doute, aie foi en tes convictions. Aime-la ou déteste-la, mais choisis ton camp.

Il entendait la voix de son père : « Les enfants prennent l’amour pour un sentiment d’adultes, pour une décision délibérée. Ils ne déclarent leur amour authentique que s’il résiste à l’épreuve du temps ; les adultes le rendent authentique en ne déviant jamais de leur engagement. »

Oui, enfin, Rigg en savait désormais suffisamment sur ce monde pour comprendre que, par définition, les adultes étaient rares et les enfants présents à tout âge. Et puis, il ne pouvait s’empêcher de se juger à l’aune de ses propres standards. J’aimerai cette femme aussi longtemps qu’elle m’y autorisera.

Mère poussa la porte – qui restait ouverte par semi-respect des lois révolutionnaires. Pour les suivre à la lettre, il aurait fallu carrément l’enlever. Le Conseil révolutionnaire devait juger plus utile de faire croire à un minimum d’intimité.

Rigg entra et referma derrière lui. Il prétendit inspecter les murs mais avait déjà repéré l’espion, accroupi, l’œil collé au judas. « Les pires artistes de l’entremur sont exposés ici, on dirait.

— Combien de temps a duré ta richesse, trois semaines ?

— Je m’y suis vite habitué.

— Le temps de devenir expert en toiles de maîtres, à ce que je vois. » Le ton de Mère était un tantinet sarcastique.

« Je suis expert en ce qui me plaît, repartit Rigg. Aucun peintre ne sait rendre la réalité avec exactitude. L’épaisseur de l’air est toujours ratée, par exemple. J’ai donc appris, en qualité de jeune homme provisoirement riche, que les peintures qui me plaisaient le plus étaient celles qui ne prétendaient pas décrire la réalité. Avec une préférence pour les vieux maîtres, à cette époque où O régnait sur son petit empire, qui n’avait d’ailleurs rien de comparable au… aux terres actuellement sous la coupe du Conseil révolutionnaire. » Il avait failli parler du « Royaume de Stashi », mais les Sessamoto avaient rayé ce nom des cartes lors de leur prise de pouvoir. Mère n’aurait peut-être pas apprécié.

« Les peintures de l’âge d’or d’O ont toutes disparu, commenta Mère. Tu me parles de copies.

— De copies de copies de copies, débita Rigg. Chacune plus fidèle à l’original que la précédente.

— Une toile qui arrive au copiste est en général déjà bien abîmée. Ce que tu sembles ignorer, c’est que les originaux sont en tout point aussi pseudo-réalistes que ceux que tu estimes “ratés”, sans savoir que c’est justement le processus de reproduction, génération après génération, qui confère aux copies ce manque de réalisme qui te plaît tant.

— Qu’il soit accidentel n’y change rien », balaya Rigg. Il se tenait désormais dos à l’épieur, lui-même courbé en deux pour mieux observer. « La vue n’a jamais été aussi bonne, continua-t-il, que maintenant. »

Mère hocha la tête, l’air pensif. Elle se rappelait sans doute les moments passés ici, au vu et au su de cet inconnu dans les murs.

L’espion se déplaça. Rigg vit sa trace éclatante de fraîcheur grimper d’un coup puis s’arrêter. Il avait dû monter sur une grosse caisse ou un tabouret. Rigg ne pouvait rien faire pour lui boucher la vue cette fois ; il était trop haut. Il s’appuya contre le mur, à l’aplomb du trou. « Vous ne verrez jamais les choses de mon point de vue. Certaines personnes, pour y voir plus clair, préfèrent prendre de la hauteur », poursuivit-il d’une voix claire tout en pointant le doigt vers le haut.

Mère déchiffra instantanément le message – « vous ne verrez jamais » – tout en résistant à l’envie de chercher le second judas du regard. Rigg se tenait dans les angles morts ; ici, elle savait déjà qu’elle serait tranquille à l’avenir.

À en juger par ses traces, Param, elle, les avait toujours évités sans le vouloir. Les espions n’avaient donc rien dû rater de ses réapparitions dans le monde réel pour manger, dormir, se laver, se changer. Question intimité, c’était loupé. Et question secret, celui de son invisibilité n’en était plus un pour personne.

Rigg savoura l’impassibilité de Mère, exception faite de ses faux élans d’émotion, pour les besoins de la conversation. Inutile de lui rappeler combien il était important de laisser les espions croire qu’elle ignorait tout de leur présence. Cela dit, déplacer le lieu de la tinette ne ferait peut-être pas de mal.

« Je ne sais pas encore si je t’aime ou non, reprit Mère. Tu sembles incroyablement imbu de ta personne. C’est à notre humilité que nous devons d’être encore en vie. Jamais nous n’avons donné au Conseil la moindre raison de nous considérer comme une menace pour la République – ce que nous ne sommes pas, d’ailleurs. Nous ne faisons rien d’anormal, les gens savent à peine que nous existons. Et cela nous va très bien. Mais ton comportement nous met tous en danger. On ne doit parler que de toi à cette heure. Je fais confiance aux domestiques pour se répandre à ton sujet.

— Oui, je m’en rends compte maintenant, s’excusa Rigg. Pardonnez mon égoïsme. Désormais, je serai aussi humble, inoffensif et ennuyeux que possible. » Autrement dit : Maintenant que tout le monde me sait vivant et dans cette maison avec vous, je peux me permettre un peu plus de circonspection. Mère avait compris où il voulait en venir, inutile de lui faire un dessin.