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« Que comptes-tu faire, à présent ?

— Je suis à Aressa Sessamo, répondit Rigg, comme si cette réponse suffisait.

— Si on veut… tempéra Mère. Tu es surtout dans cette maison. Pour ce que tu vas voir d’Aressa Sessamo…

— Vous vous méprenez, chère mère. Je n’ai aucune intention de me mêler à la foule. Nous avions un rêve, avec Père : venir étudier ici, à la bibliothèque.

— Il y en a des centaines à Aressa Sessamo, l’arrêta Mère, et aucune ne t’ouvrira ses portes.

— J’en suis parfaitement conscient, approuva Rigg. Mais celles qui forment la Grande Bibliothèque d’Aressa… ne sont-elles pas publiques ? Je pensais les chercheurs autorisés à retirer des ouvrages pour leurs travaux.

— Tu es l’un d’eux, sans doute ? demanda Mère, amusée.

— Peut-être, si mon unique professeur, Père, a bien fait son travail, suggéra Rigg. Il m’a transmis son amour du savoir avant de partir. Tout le savoir de notre entremur est concentré dans cette bibliothèque. Certaines de mes questions sont restées en suspens, j’y trouverai peut-être une réponse.

— Quelles questions en particulier ?

— Pourquoi la Tour d’O a-t-elle été construite ? commença Rigg, avec dans la voix le feu d’une passion non feinte. Que sait-on des terres qui bordent notre entremur ? Par qui sont-elles habitées, si elles le sont ? Pourquoi un Mur a-t-il été dressé entre nous ? Que faut-il savoir à son sujet ? L’homme l’a construit, c’est évident, ça ne peut être une barrière naturelle. Voilà, ce genre de choses.

— Et quand tu auras tes réponses, qu’en feras-tu ?

— Je les aurai, ce sera déjà bien ! s’exclama Rigg. Et si le Conseil estime mes trouvailles utiles à d’autres, je les publierai. Ne comprenez-vous pas ? Ne comprennent-ils pas ? Aussi longtemps qu’ils nous maintiendront dans l’inactivité, nous resterons sclérosés dans notre rôle d’ancienne famille royale. Mais si je peux devenir un chercheur crédible, auteur de publications reconnues, alors le regard des autres changera !

— Tu n’en seras pas moins un chercheur royal.

— Bien entendu. Mais au fil des années, mes publications prendront le pas sur ma parenté. Plus personne ne me craindra ou ne mettra ses imbéciles espoirs révolutionnaires en moi ou en nous, car nous serons devenus autre chose.

— Ne rêve pas trop. Pour toi, les portes des bibliothèques resteront closes.

— Peut-être Flacommo acceptera-t-il de porter mes lettres aux bibliothécaires et d’en revenir avec les ouvrages qu’il me faut ?

— Tu n’es pas plus chercheur que moi, voilà ce que te répondra Flacommo.

— Dans ce cas, pourquoi ne pas en faire venir de vrais ici ? Ils jugeront par eux-mêmes. Inutile de les obliger à un tête-à-tête, surtout s’ils sont allergiques à la politique. Faisons-les asseoir dans une pièce. Ils m’enverront leurs questions par écrit et j’y répondrai à voix haute, qu’ils entendent ma voix et sachent que c’est bien moi. Je m’en remettrai entièrement à leur jugement.

— Ça me paraît compliqué, et je vois mal ce qu’ils auraient à y gagner.

— Rien. Mais ils n’ont rien à perdre non plus. Essayons.

— J’en parlerai à Flacommo.

— N’oubliez pas de lui dire que mon père était un homme d’exception. Un professeur comme seules les meilleures institutions de l’entremur savent en produire.

— De la République, plutôt, corrigea Mère.

— Les frontières sont les mêmes.

— Oui, mais on croirait que tu dis “entremur” pour éviter de dire “République”. »

Rigg s’assombrit. « Oh, je n’ai jamais voulu… d’accord, à partir de maintenant ce sera “République”. Évitons aux gens de penser que j’ignore ou méprise le Conseil révolutionnaire. Pour moi, le Conseil et le Mur sont tout aussi immuables.

— Une chose m’inquiète, continua Mère. Ton père – le vrai, mon mari, mon bien-aimé Knosso Sissamik – était obsédé par le Mur, par tout ce qui avait été écrit à son sujet. Il a passé sa vie à chercher un moyen théorique de le traverser. Il en est mort.

— Je ne savais pas que le Mur pouvait tuer, dit Rigg.

— Son idée était de le traverser en bateau, poursuivit Mère.

— D’autres y sont arrivés avant lui, au moins par accident. On parle de pêcheurs emportés de l’autre côté par la tempête.

— Mais on ne dit pas dans quel état mental ils sont arrivés et on ne les a jamais revus. Le Mur rend fous ceux qui essaient de le franchir. Plus ils s’en approchent, plus la démence les gagne, jusqu’à ce qu’ils finissent par le fuir en hurlant. Les moins chanceux basculent définitivement dans la folie. Ceux-là errent sans fin, le regard vide à jamais.

— Vous semblez partager l’intérêt de mon père pour le Mur.

— Pas le moins du monde, se défendit Mère. J’écoutais ses théories avec l’oreille d’une femme aimante, et j’y contribuais, comme aujourd’hui aux tiennes, en soulevant des objections.

— Comment Père Knosso comptait-il s’y prendre ?

— En traversant le Mur en état d’inconscience, déclara Mère. Grâce à des herbes bien connues des chirurgiens. Ils en font des décoctions à forte dose, qu’ils injectent à leurs patients avant de les opérer. La narcose est profonde. Quand les patients reprennent conscience, après quelques heures, ils ont tout oublié de l’opération.

— Cette histoire me rappelle vaguement quelque chose, hésita Rigg. Je pensais les secrets de ces herbes disparus.

— Ils ont été retrouvés, sourit Mère.

— Dans la Grande Bibliothèque ? l’interrogea Rigg.

— Par Knosso ton père, poursuivit-elle. Tu vois, d’autres avant toi ont nourri l’ambition de devenir de grands savants dans la famille.

— J’en étais sûr ! clama Rigg. L’a-t-on autorisé à se rendre à la bibliothèque ?

— En effet, confirma Mère. Sans escorte, et à pied – ce n’est pas très loin.

— Et tout le monde a fini par en profiter, les chirurgiens d’Aressa Sessamo, l’entremur aussi… enfin, la République !

— Ton père fut couché dans une embarcation mise à l’eau dans un courant rapide, qui l’a emporté vers le Mur, au nord, loin de la côte occidentale. Il s’était injecté lui-même la dose préconisée par les chirurgiens pour plonger les patients de son poids dans un sommeil profond de trois heures environ. Son embarcation était équipée de flotteurs de chaque côté, pour l’empêcher de chavirer, même en cas de grosse collision contre des récifs côtiers. Il avait emporté des doses supplémentaires pour faire le retour par des courants contraires, toujours inconscient.

— A-t-il réussi ? s’enquit Rigg, piaffant d’impatience.

— Oui. Mais nous ne saurons jamais si cette traversée eut raison ou non de sa lucidité. Il est mort avant son réveil.

— Comment le savez-vous ?

— À peine était-il arrivé de l’autre côté que son embarcation a sombré.

— Sombré ?

— Des scientifiques le suivaient à la longue-vue, à quatre kilomètres de là. Les flotteurs se sont détachés l’un après l’autre ; le bateau a coulé à pic. Knosso est réapparu à la surface quelques secondes avant de disparaître à son tour.

— Un bateau ne coule pas comme ça ! s’emporta Rigg.

— Certains ont parlé de sabotage. D’amarres de flotteurs cisaillées. D’un trou percé dans la coque puis obstrué d’un simple bouchon soluble dans l’eau de mer.

— Dans ce cas, c’est un meurtre, dit Rigg.

— Beaucoup le pensent, confirma Mère. L’un des observateurs, Tokwire l’astronome, a proposé une autre version des faits, mais personne ne l’a cru, car il utilisait une jumelle de sa fabrication, remplie de miroirs bizarroïdes. Il jure pourtant avoir pu observer la scène bien mieux que quiconque. Selon lui, des mains seraient sorties de l’eau, d’abord pour défaire les flotteurs, ensuite pour saborder le bateau.