— Des mains ? Des mains humaines ?
— On ne saura jamais. Il s’est rétracté de peur de saborder lui-même sa réputation parmi la communauté scientifique.
— Mais vous, vous le croyez.
— Je crois que personne ne peut dire ce que nous cache l’autre côté du Mur, éluda Mère.
— Vous pensez qu’il existe des gens qui vivent sous l’eau là-bas ? Qui peuvent respirer sous l’eau ? insista Rigg.
— Je ne pense rien. “Possible” et “impossible” ne font pas partie de mon vocabulaire, continua Mère.
— Mais il a franchi le Mur.
— Et ne s’est jamais réveillé.
— Pourquoi la République garde-t-elle cette histoire sous silence ?
— Pour ne pas voir des milliers d’idiots rappliquer pour l’imiter et courir au suicide, répondit Mère.
— Mais s’il existait vraiment un peuple de l’eau dans cet entremur ? suggéra Rigg. Eux non plus n’ont jamais traversé le Mur ! Comprendraient-ils seulement ce que sont nos bateaux ? Ce que représente une créature étrangère comme Père Knosso ? Ils pourraient très bien s’imaginer que, comme il leur ressemble, lui aussi peut respirer sous l’eau.
— On ne sait rien de leur morphologie, indiqua Mère.
— On sait déjà qu’ils ont des mains.
— On sait que ce que Tokwire a vu, il l’a appelé mains.
— Mère, la tentative de Père ne doit pas être répétée, je l’entends bien, déclara Rigg. J’aimerais néanmoins beaucoup lire ses écrits, ou à défaut ce qu’il avait lui-même lu à la bibliothèque. Pour savoir ce qu’il savait, ou pressentir ce qu’il avait commencé à pressentir. Mais je vous jure solennellement de ne jamais commettre l’idiotie de tenter la traversée moi-même, ni inconscient ni en bateau. Si je suis trop stupide pour apprendre des échecs des autres, alors il n’y a rien d’érudit en moi.
— Tu m’en vois soulagée. Mais autant te dire que de t’entendre parler un jour seulement après ton arrivée de répéter l’expérience fatale de ton père ne me rassure guère.
— Je n’ai pas attendu votre récit sur Père Knosso pour m’intéresser au Mur, Mère. Partir de ses conclusions accélérerait mon travail, mais j’ai d’autres pistes.
— Je vais voir avec Flacommo ce que l’on peut faire pour la bibliothèque. Mais promets-moi de me laisser t’assister comme ton père avant toi. Tout ce que tu découvriras, tout ce qui te posera problème ou te mettra sur la voie, j’aimerais que tu viennes m’en parler.
— Ici ? demanda Rigg. C’est votre sphère d’intimité, Mère. Je ne m’y sens pas à ma place.
— Je ne suis pas certaine que les invités de Flacommo apprécient. Nous allons les assommer avec nos discussions.
— Et pourquoi pas dans le jardin ? proposa Rigg. En flânant parmi les arbres, les bosquets et les massifs fleuris. Ou sur les bancs. Quoi de plus inspirant que la compagnie des plantes ?
— Tu sembles oublier celle des éléments. L’hiver est déjà là.
— J’ai passé plus d’un hiver dans les hautes montagnes du Surplomb, à dormir dehors nuit après nuit.
— Est-ce censé m’aider à avoir chaud dans un jardin en plein hiver ? sourit Mère.
— Nous limiterons nos entrevues aux jours de grand soleil. Ma sœur pourrait se joindre à nous. Nous partagerons un banc à trois, vous entre nous. Nous vous tiendrons chaud !
— Si ta sœur consent à sortir de sa retraite.
— Une retraite qui exclut son seul frère, à peine revenu après tant d’années d’absence, est à mon avis plus qu’une retraite.
— Seul son avis importe, assena Mère.
— Et vos conseils, ne les écoute-t-elle pas ? poursuivit Rigg.
— Écouter et obéir sont deux choses différentes.
— Et si vous me montriez la maison ? lança Rigg de but en blanc. Cet endroit semble empreint d’histoire, il doit regorger de vieilles techniques de construction.
— Allons bon, tu t’intéresses à l’architecture, maintenant ? le taquina Mère.
— Les vieilles choses me fascinent. Surtout les vieilles bâtisses. Vous n’imaginez pas dans quel état m’a mis la Tour d’O !
— J’aurais du mal, rétorqua Mère. Je n’y ai jamais mis les pieds.
— Je vous ferai quelques croquis.
— J’en ai déjà vu, merci, s’agaça Mère.
— Oui mais pas les miens ! fanfaronna Rigg. Venez, suivez-moi, allons visiter cette maison. »
Mère se laissa entraîner et, ensemble, ils commencèrent à arpenter les couloirs, main dans la main. Rigg savait qu’ils laissaient Param derrière eux, invisible, mais ils n’avaient pas le choix.
Lorsque Rigg sentait une trace proche, suffisamment du moins pour surprendre leur conversation, il tenait Mère à distance. Une fois les curieux hors de portée d’oreille, il se collait à elle, sa main dans les siennes.
C’est ainsi qu’il lui parla de Miche et d’Umbo, des sauts dans le passé, des pierres précieuses – enfin, d’une, la fameuse, pour commencer –, de son périple en bateau avec Général Citoyen, de la tentative d’assassinat d’Aboyeur, de son incapacité à remonter le temps sans l’aide d’Umbo. Elle resta tout ouïe, ne l’interrompant pas une seconde.
De son côté, elle se confia peu, s’excusant de n’avoir guère plus à lui apprendre qu’il ne sache déjà. Le don de Param restait un mystère – elle disparaissait simplement de temps à autre, toute petite déjà, avant de réapparaître au milieu de nulle part, affamée et transie. Plus d’une gouvernante avait payé de son poste d’avoir égaré la petite. On avait fini par déménager tout ce monde-là dans la maison de Flacommo, où, avec son labyrinthe de murs, elle ne risquait pas de s’enfuir.
« C’était plutôt à cause des passages secrets, soupçonna Rigg. Pour la garder à l’œil.
— Ils en savent donc autant que moi. Petite, son invisibilité se déclenchait avec la peur. Elle se retournait pour s’enfuir, sa silhouette s’estompait et, avant qu’elle ait fait trois pas, on ne la voyait plus.
— Et aujourd’hui ? s’enquit Rigg.
— Aujourd’hui, c’est le dégoût qui la fait disparaître. Le dégoût des autres. Elle ne supporte que moi.
— Ça n’a pas toujours été le cas.
— Non, elle était autrefois très entourée. Courtisans, savants, commerçants, amis, tous se retrouvaient chez Flacommo. Elle était devenue très proche de certains. Un des savants l’a aidée, par le plus grand des hasards, à comprendre son invisibilité. Suffisamment pour disparaître à la commande, et aussi longtemps que voulu.
— Un homme de grande sagesse, assurément.
— Et très chanceux, ajouta Mère. Dans son immense sagesse, jamais il n’aurait pu imaginer que ses mots aideraient tant ma fille, car il ignorait tout de son invisibilité. Cette histoire est restée secrète. Pour les domestiques et les courtisans, Param est juste une fille maladivement timide qui préfère se murer dans sa solitude. Ils ont interdiction de partir à sa recherche. Ils pourraient chercher longtemps, de toute façon.
— Suppliez-la pour moi de se joindre à notre prochaine balade en plein air, voulez-vous ?
— Peine perdue, dit Mère. Elle n’en fait qu’à sa tête.
— Alors dites-lui au moins que je m’excuse de l’avoir traversée dans le jardin.
— De l’avoir quoi ?
— De l’avoir traversée. Je savais où elle se tenait, je suis passé à travers elle.