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— J’ignorais une telle chose possible.

— Ça doit lui arriver souvent, pourtant. Lorsqu’elle est invisible, elle n’est pas assez rapide pour s’écarter. Elle a beau raser les murs, elle a dû se faire traverser une flopée de fois.

— Elle ne m’en a jamais parlé.

— Pour ne pas vous inquiéter. Et pour que vous n’ayez pas à vous demander où elle est ni comment l’éviter, supposa Rigg.

— Tu ne l’as jamais rencontrée. Ne me fais pas croire que tu sais ce qu’elle pense être bien pour moi, par pitié.

— Simple déduction, expliqua Rigg. Comment expliquer sinon tous les crochets et détours que font ses traces, et pourquoi elle se colle aux murs ? »

Cette fois, ils avaient passé en revue toute la maison, chaque étage, chaque pièce, chaque recoin, chaque terrasse – tout sauf les appartements privés de Flacommo, quelques salles verrouillées et les passages secrets, bien sûr. Ils se permirent tout de même de jeter un œil aux entrées secrètes. Rigg y reviendrait plus tard. S’il devait se faire surprendre à proximité, autant que ce soit seul.

Mère se retira dans sa chambre et Rigg repartit vers la cuisine, où levaient déjà les pâtes pour les tartes du soir. Le fonctionnement à deux temps des boulangères en chef – l’une à la préparation de ce que l’autre cuisinerait le lendemain – n’était pas pour lui déplaire. Une saine compétition régnait entre Lolonga et Elella, à celle qui sortirait les meilleurs pains pour Rigg. Peut-être mourrait-il ici… mais pas de faim !

Les jours suivants, Rigg entra dans la peau des arpètes sans toutefois chercher à les imiter. Il se contentait de prêter main-forte aux cuistots, courait chercher les ustensiles, fonçait dans le jardin cueillir quelques herbes qu’il apprit à reconnaître par leur nom, leur odeur, leur forme – et recevait régulièrement son avoine comme les autres. Il ne lui fallut pas longtemps pour se faire accepter et traiter d’égal à égal par les garçons de l’alcôve. Son accent de queuneu de Gué-de-la-Chute ressortait naturellement avec eux, ce qui les faisait bien rire.

« Mais c’est qui, le vrai Rigg ? lui lança Long un jour, au cours d’une discussion.

— Ben moi, celui qui te parle, répondit Rigg.

— Ah bon, le petit bouseux qui sort des blagues salaces et fait marrer tout le monde avec ses histoires de vache bourrée, c’est le même que celui qui pique les courtisans d’un trait d’esprit dans un langage châtié ?

— Je fais ça, moi ? sourit Rigg. Me rappelle pas avoir piqué qui que ce soit.

— Quand tu es la risée de tout le monde ici, tu es détruit. Certains ne sont pas près de revenir, crois-moi.

— Et ils vont manquer à quelqu’un ? »

Long rigola.

« Un chasseur qui n’a qu’une arme sait par avance que les animaux hors de sa portée sont en sécurité.

— Toi, tu as celles des deux camps, l’esprit bouseux et l’esprit péteux, si je comprends bien ? devina Long.

— Disons… une moitié de chacun.

— Une moitié de deux, un donc, le taquina Long.

— Alors en garde ! » hurla Rigg avant que les deux ne s’empoignent dans le potager, pris de fous rires, avant qu’un cri tonitruant sorti de la cuisine ne les fasse rentrer illico.

La réponse tomba une semaine plus tard. Flacommo l’annonça au cours du dîner.

« Jeune Rigg, démarra l’hôte, j’ai plaidé votre cause auprès du Conseil révolutionnaire, qui a jugé par trop contraignant pour les bibliothécaires d’avoir à répondre à vos infinies requêtes, sans compter le temps passé à sortir et rentrer tous les ouvrages demandés. »

Rigg ne s’alarma pas. Vu le soin mis par Flacommo pour tourner autour du pot et son air faussement attristé, les nouvelles étaient bonnes.

« En contrepartie, si un panel d’érudits vous déclare apte à vous compter parmi les leurs, vous serez autorisé à vous déplacer, sous bonne escorte, à la bibliothèque, une fois par jour et pour la durée de votre choix – à condition d’être rentré pour le souper. » Rigg bondit de sa chaise et poussa le cri de joie le plus tonitruant, gamin, queuneu et peu princier que possible. Toute la tablée éclata de rire, même Mère.

Chapitre 4

Érudit

« Nous avons pour mandat, dit le sacrifiable, non pas de servir un seul être humain aux dépens de l’espèce, mais plutôt de préserver puis de faire évoluer l’espèce, même si cela doit se faire aux dépens d’un nombre disons… économique de ses représentants.

— Économique ? s’étouffa Ram. On parle de vies humaines, là.

— Oui, de valeur égale, poursuivit le sacrifiable.

— Égale à ?

— À toute autre vie humaine.

— Donc un de mort pour deux de sauvés, c’est économique.

— Ou un milliard, si cela permet à un milliard et un de voir le jour.

— Un peu glacial comme raisonnement.

— Nous sommes un peu de glace, concéda le sacrifiable. Mais les chiffres bruts ne constituent qu’une part infime de notre mandat.

— Et sur quels critères, le questionna Ram, vous basez-vous pour conclure à la conservation et à l’évolution de la race humaine ? Dites-moi tout.

— Sur tout ce qui améliore la capacité humaine à survivre face aux menaces.

— Quelles menaces ?

— Par ordre décroissant de probabilité d’extinction de la race humaine : collisions avec des météorites d’un rapport masse-vélocité supérieur à un certain seuil, éruptions de volcans libérant une quantité d’éjectas supérieure à un certain seuil, fléaux à taux de mortalité et de contagion supérieurs à un certain seuil, guerres entre nations dotées d’armes plus destructrices, sur un plus long terme, qu’un certain seuil, catastrophe cosmique aux retombées néfastes immédiates sur la race humaine…

— Arrêtez-moi si je me trompe, l’interrompit Ram, mais si nous parvenons à implanter une colonie humaine viable sur ce nouveau monde, rien de tout cela ne constituera plus une menace pour notre espèce.

— Et si nous parvenons à en implanter dix-neuf viables…

— Chacune serait tout autant sous la menace de l’une de vos réjouissances. Une météorite, et dix-neuf colonies disparaissent.

— Affirmatif, confirma laconiquement le sacrifiable.

— Mais qu’il y en ait dix-neuf, et non une seule, semble avoir son importance d’après vous.

— Affirmatif », répéta le sacrifiable.

Un long silence.

« Vous attendez de moi une décision ?

— Affirmatif, confirma le sacrifiable.

— Il va falloir m’aider un peu, s’impatienta Ram.

— On ne peut penser à une chose à laquelle on ne peut penser, philosopha le sacrifiable. C’est impensable. »

Cette dernière phrase laissa Ram pensif de longues minutes. Il émit de nombreuses hypothèses sur la décision à prendre, la plupart pour lui-même, quelques-unes à voix haute. À chacune, le sacrifiable confirmait leur utilité, mais jamais leur nécessité absolue.

Une décision qui expliquerait l’importance de disposer de dix-neuf colonies pour conserver et faire évoluer la race humaine. Ram les passa en revue une à une. Il envisagea même le degré de destruction de la faune et de la flore indigène potentiellement nécessaire. À condition, nuança-t-il – et les sacrifiables approuvèrent –, de tout mettre en œuvre pour établir la banque de données génétiques la plus complète et la plus représentative possible de toutes les semences, de tous les embryons et autres formes de vies originelles du Nouveau Monde. Toute espèce qui viendrait à disparaître lors de la phase d’implantation de la colonie devait pouvoir être restaurée par la suite.

« Très bien, mais insuffisant », répondirent en chœur les sacrifiables.