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— Ce qui nous intéresse, fit savoir le botaniste, ce n’est pas tant l’étendue de votre savoir que la vivacité et la qualité de votre esprit.

— Il y a bien des savants plus lents que d’autres, parmi vous, non ?

— Certains mettent plus de temps que d’autres à se souvenir de choses que d’aucuns considèrent comme fondamentales dans la vie, c’est vrai, approuva le botaniste, mais tous ont l’esprit vif quand il s’agit de raisonner et de reconnaître les illogismes, les erreurs, les improbabilités. Et au cas où vous vous demanderiez, le test a commencé, et je ne suis pas sûr d’apprécier la manière avec laquelle vous tentez sournoisement d’influencer nos critères.

— Vous tirez des conclusions hâtives. Mon but n’est pas de les influencer, mais simplement de les connaître, rectifia Rigg.

— Cela ne vous avancera à rien, déclara le botaniste. Vous êtes ici pour réfléchir en érudit. Si vous ne le faites pas, c’est que vous n’en êtes pas capable et si vous n’en êtes pas capable, connaître les règles n’y changera rien.

— Je m’incline, concéda Rigg. Un point pour vous.

— Nous ne sommes pas là pour compter les points, poursuivit le botaniste. Seule l’impression compte.

— Très bien, dans ce cas, j’arrête là mes questions et m’en remets aux vôtres.

— Par cette simple phrase, vous essayez à nouveau de vous justifier, quand le silence aurait été de mise. »

Rigg se tut.

La commission de savants prit place dans le plus confortable des salons, Rigg sur un tabouret, dans la pièce attenante. De là, il ne pouvait les voir mais entendrait leurs questions.

Rigg repéra deux espions dans les murs : un chez lui, un chez les juges.

Les premières questions restèrent gentillettes. À tel point même que Rigg s’efforça de tarabiscoter ses réponses, de peur de se faire piéger. Le botaniste finit par soupirer d’impatience. « Si vous continuez comme ça, j’ai peur que plusieurs d’entre nous – dont moi – ne trépassent avant la fin de l’exercice. Rassurez-vous, il n’y a aucun piège. Nous essayons juste de vous connaître. À question simple, réponse simple. Poursuivons.

— Bien reçu », lança Rigg.

Ce recadrage accéléra les choses. Quelques mots suffisaient bien souvent pour répondre. Il fut testé sur des questions générales d’histoire, de botanique, de zoologie, de grammaire, de physique, d’astronomie, de chimie, d’anatomie et d’ingénierie. Rien sur la musique ou les arts, ni qui touchât de près ou de loin à l’histoire de la glorieuse Révolution et aux événements postérieurs.

Les savants compliquèrent un peu ; Rigg commença à sécher. Seuls les zoologistes échouèrent à le coller, après toutes ses années à traquer, piéger, écorcher, disséquer, cuisiner et manger tout ce qu’il y avait de vivant dans les collines du Sud. Il leur répondait avec force détails, plus que nécessaire, trop content de pouvoir montrer qu’il savait.

Même dans les domaines où, en comparaison, il ne connaissait pour ainsi dire rien, il s’en sortit avec les honneurs. Père l’avait soumis à un questionnement perpétuel. Rigg répondit à ses examinateurs comme il l’avait fait avec Père, ni plus ni moins – quoique avec un peu moins de désinvolture, peut-être. Quand il ne savait pas, il le disait. S’il pensait avoir quelque élément de réponse, il indiquait partir d’une simple supposition puis développait.

Il se rendit rapidement compte que ses suppositions les intéressaient plus que son savoir véritable. Une fois rassurés sur sa maîtrise des vertébrés, ils laissèrent la zoologie de côté. En revanche, dès que Rigg pédalait un peu, ils y allaient de bon cœur. Ils le poussaient dans ses derniers retranchements, jusqu’à l’entendre concéder : « Je n’en sais pas assez sur la question pour formuler une réponse claire.

— Où penseriez-vous la trouver, dans ce cas ? l’interrogea l’un des physiciens. À quel endroit de la bibliothèque ?

— Je l’ignore, avoua Rigg.

— Si vous ignorez où chercher, quel intérêt à demander un accès à la Grande Bibliothèque ? » s’étonna son interrogateur.

Rigg laissa poindre dans sa réponse une note d’impatience. « Je viens d’en amont de la rivière. Je n’ai jamais mis les pieds dans une bibliothèque de ma vie. Voilà la raison de cette demande. Ainsi, je pourrais commencer à chercher au plus vite les réponses à des questions comme celles auxquelles vous me soumettez depuis tout à l’heure.

— Il y avait une bibliothèque à O, indiqua le botaniste. Pourquoi ne pas avoir décidé d’étudier là-bas ?

— Ce n’était pas dans mes plans, expliqua Rigg. Je poursuivais alors ceux de mon père – de celui que j’appelais Père du moins. Ce n’est qu’ici que je me suis rendu compte que, soit je m’étais mépris sur ses dernières volontés, soit elles m’avaient mené à l’impasse. Je me retrouve aujourd’hui seul maître de mon destin, et dans l’incapacité de prendre la moindre décision faute d’informations. Je pensais parachever l’éducation reçue de mon père qui, de toute évidence, était incomplète.

— On apprend toute sa vie, piaffa l’historien.

— Mais face à une décision cruciale, tout homme sage cherche à en savoir plus, philosopha Rigg.

— À quelle décision pensez-vous ? l’interrogea le botaniste.

— Je n’en sais pas suffisamment sur ce que j’ai besoin de savoir pour décider ce que j’ai besoin de décider », esquiva Rigg.

Il sentit l’une des savantes se lever puis arpenter la pièce. Sa voix était éraillée par les ans. « Certains pourraient penser que votre position ici, en tant que fils de la famille royale déchue… »

Plusieurs membres du jury se levèrent à leur tour. L’un d’eux fit un pas dans sa direction.

« Je ne parle pas de trahison. Je ne fais qu’exprimer ce que tout le monde sait dans cette pièce, alors assieds-toi et écoutons ce qu’il répond à cela ! »

Rigg ne reconnut pas la voix. Cette femme prenait la parole pour la première fois.

« Comme je le disais, certains n’ont que faire de vos décisions, quelles qu’elles soient. Toute votre vie, d’autres décideront pour vous et, notamment, si vous devez vivre ou mourir. »

La femme reprit sa place sur sa chaise. Des murmures de protestation s’élevèrent mais Rigg les devança. « Ma situation ne m’effraie pas. Je ne suis pas dupe, mon pouvoir de décision est aujourd’hui limité et pourrait disparaître du jour au lendemain. On a attenté à ma vie deux fois depuis mon arrestation – deux dont j’ai eu connaissance, du moins. Mon extrême vigilance m’a sauvé la vie, mais pour combien de temps encore ? L’un de vous va devoir écrire sur le sujet une fois la réponse connue. »

Quelques gloussements nerveux éclatèrent à côté.

« Cela dit, la possibilité que je vive quelques années supplémentaires n’est pas exclue. Comment les occuper ? En étudiant, voilà mon choix. Dans quel domaine puis-je espérer exceller, je l’ignore encore. La Grande Bibliothèque me le dira. Mais pourquoi ne pas m’imaginer contribuer un jour à la somme des connaissances humaines ? Et si j’échoue, au moins aurai-je rempli mes journées. Plus qu’en restant emmuré dans cette maison que semblent fuir les livres. »

Les murmures enflèrent en un brouhaha, puis quelqu’un tenta de prendre la parole. Rigg ne lui en laissa pas le temps. « S’il vous plaît ! Les éminents docteurs et philosophes que vous êtes disposent dorénavant de suffisamment d’éléments sur mon compte, je pense, pour faire leur choix. Laissez-moi vous poser une question.