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— Ce n’est pas nous qui sommes évalués ici, intervint sèchement le botaniste. Et ce n’est pas à vous de décider quand…

— Bien sûr que si, vous êtes évalués, le contredit Rigg. À en juger par le soin mis par chacun et chacune d’entre vous dans la formulation de vos questions, ne me dites pas que vous n’avez pas essayé d’impressionner vos pairs par votre profondeur. Moi, vous m’avez impressionné, en tout cas. Maintenant dites-moi : qu’attendez-vous d’un enfant de mon âge ? À part mon potentiel, je n’ai encore rien prouvé. Si j’étais votre disciple, quel avenir me prédiriez-vous ? Mettriez-vous un livre entre mes mains ? Me jugeriez-vous digne de vos enseignements ? Mon père me pensait digne des siens. Il m’instruisait et me testait du matin au soir, en me soumettant des questions semblables aux vôtres ou des problèmes qui dépassaient mes connaissances, pour que j’aboutisse à mes propres conclusions. Il est mort sans que je sache si je lui avais donné satisfaction, si j’en savais ou non assez. Avait-il raison ? Si m’enseigner est une perte de temps, pourquoi tant d’heures à me questionner toujours plus avant ? Quel intérêt à mesurer avec la plus fine précision l’incapacité de mon cerveau à absorber des connaissances ?

— L’examen est terminé », conclut le botaniste.

Reconnaissant, Rigg se leva de son tabouret. Il avait le dos en compote, pire qu’après une nuit sur de la pierre glaciale. Ses dernières questions les avaient probablement offensés, mais à un moment donné, il fallait savoir dire stop. À quoi bon continuer cet examen quand tout le monde perdait son temps ?

À sa grande surprise, les membres de son jury ne se dirigèrent par vers le jardin mais vers la salle où il avait commencé à s’étirer. Certains, le port exagérément digne, d’autres d’un pas vif, bras ouverts. Aucun ne parlait. Chacun lui tendit la main tour à tour, et Rigg saisit chacune d’elles, la tenant un moment dans la sienne, plongeant son regard dans les leurs.

Chaque visage lui renvoyait le même message, auquel il n’osait vraiment croire. Tous ces hommes et femmes venus le rejoindre dans cette même pièce le regardaient avec chaleur. Avec affection.

Lors de cet échange de poignées de main, les savants et les savantes énoncèrent leur spécialité. Pas leur discipline générale, comme botaniste ou physicien, mais le sujet de recherche qui les avait rendus célèbres. « Mutation végétale par pollinisation inter-espèces. » « Libération contrôlée de vapeur au service de la propulsion mécanique. » « Redéveloppement des déclinaisons nominales à travers l’accrétion des particules dans la transition entre Moyen et Haut Umik. » « Les queues de comètes, témoins de la fusion glaciaire sous l’effet de la chaleur solaire. »

Une fois leur sujet décliné et leurs échanges de poignées de main terminés, chacun marqua un pas de recul pour laisser place au suivant. Ils finirent en deux colonnes, entre lesquelles s’avancèrent le botaniste et la femme à l’origine du débat qui avait animé la fin de l’examen. Son visage était dur et fermé – comme si le botaniste l’avait rabrouée. Encore maintenant, elle se tenait en retrait, laissant l’honneur des présentations au président de la commission.

Le botaniste prit les mains de Rigg et dit : « Altération d’espèce par injection directe de noyaux cellulaires d’un organisme aux caractéristiques ciblées. »

La vieille femme s’avança enfin. Elle lui prit les mains, comme les autres, mais resta muette.

« Allez-y », l’invita le botaniste.

Elle pencha délicatement la tête de côté et esquissa un sourire. « De la possibilité d’origines distinctes pour la faune et la flore de notre entremur. »

Rigg n’avait jamais entendu parler d’une chose pareille – ni par Père ni par qui que ce fût d’autre. « Distinctes ? lâcha-t-il instinctivement. Comment est-ce possible ? L’origine de la vie serait-elle double ? »

Elle lui lança un clin d’œil, malgré les signes de mécontentement manifestes de plusieurs membres de l’assemblée.

« Ce n’est pas son sujet de recherche principal, trancha le botaniste. C’est celui qu’elle réserve aux âmes suffisamment bonnes pour l’écouter. Elle n’a jamais rien publié là-dessus.

— Vous verrai-je à la bibliothèque ? » demanda Rigg à la femme.

Son visage s’illumina d’un nouveau sourire. « Demandez-moi plutôt : Nous y verrons-nous ? » Ils se séparèrent et elle sortit dans le jardin.

Flacommo avait dû faire le pied de grue dehors car Rigg l’entendit pester immédiatement contre elle : elle ne pouvait pas leur faire faux bond ainsi, sans même honorer le somptueux banquet dressé pour eux !

« C’était l’une des meilleures d’entre nous », souffla le botaniste.

Rigg se retourna ; l’homme la suivait du regard à travers l’embrasure de la porte.

« Quel est son nom ? lui demanda Rigg.

— Bleht. L’inventrice, pour ainsi dire, de la microbiologie. Celle à l’origine de sa renaissance, en tout cas. Mais elle s’est complètement discréditée à propos de deux mouvements d’évolution distincts qui se seraient rejoints il y a onze mille ans à peine – des foutaises mystiques. Si les vieux calendriers religieux et la science étaient liés, ça se saurait », soupira-t-il.

Rigg n’avait pas besoin d’un dessin. Il avait dépecé plus d’une « créature anormale », comme les appelait Père – ces bêtes aux anatomies uniques. Sans compter les « plantes anormales », absolument indigestes pour l’homme, et même toxiques.

En quelques mots, cette femme avait réussi à semer le doute dans son esprit : et si ces anomalies animales et végétales n’étaient pas le fruit du hasard, mais étaient corrélées ? Et si l’évolution n’avait pas suivi un mais deux chemins, tous deux cohérents sur toute la ligne ?

« Ses propos ne vous laissent pas indifférent, nota le botaniste.

— Il est jeune », ajouta une physicienne, la cadette du groupe à vue de nez. Rigg ne lui donnait pas trente ans. « À son âge, on prend tout au sérieux. »

Et comment. Son cerveau tournait à plein régime, passait en revue tout ce qu’il avait pu sortir des intestins des mare-becs et des pipours. Quels points avaient-ils en commun ? Quels charognards s’étaient rués sur leurs carcasses, une fois dépouillées ? Présentaient-ils des anomalies, eux aussi ? Il bouillait de pouvoir y retourner – Umbo dans son sillage –, pour suivre les créatures anormales à la trace et voir si elles se nourrissaient exclusivement de plantes et d’autres animaux anormaux.

Si une telle chose existait, Père lui en aurait parlé.

À moins d’avoir omis de le faire délibérément, en attendant qu’il s’en rende compte par lui-même.

Voilà qui était fait. Il s’était contenté de survoler le sujet, la prudence était donc de mise. Mais tous ses souvenirs confirmaient pour l’instant la théorie de la microbiologiste.

Tous les savants, Bleht mise à part, dînèrent ensemble, discutant à bâtons rompus avec Rigg. S’ils comptaient remettre une appréciation négative de leur examen, ils cachaient bien leur jeu.

Il n’en fut rien. Le lendemain matin, quatre hommes en uniforme de la Garde municipale emmenaient Rigg sous bonne escorte de chez Flacommo à la bibliothèque.

Si Rigg espérait en profiter pour admirer les charmes d’Aressa Sessamo, ce fut raté : il entendit à peine les rumeurs de la ville, au loin. La maison de Flacommo était flanquée sur trois côtés d’immenses bâtisses au tracé similaire, avec leurs hauts murs d’enceinte aveugles encerclant un jardin central. Dans les rues ne se croisaient que des gens du quartier – domestiques en courses, riches résidents à pied ou à cheval, quelques mères avec leurs enfants.