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Sur son quatrième et dernier côté, sa maison s’ouvrait directement sur les jardins de la bibliothèque. Seule une avenue bordée d’arbres les séparait.

Rigg savait déjà, pour avoir étudié les traces alentour, que de vastes espaces séparaient les imposants bâtiments de la bibliothèque, chacun dégageant plus de monumentalité que le voisin, dans un style architectural typique de sa période de construction. Ils avaient été bâtis sur des talus artificiels – tout était plat dans le delta – tout comme plusieurs maisons de maîtres installées en contrebas. Entre elles, de l’autre côté de l’avenue, se tenaient les minuscules appartements mis à disposition des savants de passage. Les bibliothécaires occupaient d’étroites mansardes aux planchers presque posés sur les piles de livres de l’étage inférieur.

Rigg comptait sur Miche et Umbo pour se mettre en route vers Aressa Sessamo dès qu’Umbo aurait appris à délivrer ses messages dans le passé. Il avait secrètement espéré faire de la bibliothèque leur point de rencontre, mais il faudrait trouver autre chose : ils ne feraient pas cinquante mètres dans le quartier en faux chercheurs, on se méfiait trop des intrus. Ils allaient devoir ruser.

Le premier matin, Rigg fut escorté à la Bibliothèque de la Vie. À sa grande déception, ce ne fut pas Bleht mais une jeune assistante bibliothécaire qu’on chargea de la visite, les gardes à distance de pique. Âgée de vingt ans à peine, la jeune femme fit toute une histoire d’avoir à trimballer cet enfant dans les travées, manifestement scandalisée de se retrouver victime d’une telle corvée. Elle prit soin de signaler au passage son étonnement de voir le Conseil révolutionnaire accorder de tels privilèges à un membre de la famille royale.

Rigg laissa couler. Il se garda bien d’engager la conversation – avec elle comme avec les gardes d’ailleurs, l’expérience vécue avec Aboyeur lui ayant servi de leçon. Mais si une question lui venait spontanément, il n’hésitait pas à la poser à la guide, qui devenait soudain intarissable sur cet endroit qu’elle aimait tant. Ses élans d’enthousiasme étaient brefs, mais la glace finit par se briser petit à petit au fil de la visite.

De l’extérieur, le bâtiment ressemblait à un simple rectangle. Dedans, c’était un vrai labyrinthe – sans son don, Rigg n’aurait pu s’y retrouver – parcouru de longues travées chargées de livres mais aussi de casiers où s’entassaient pêle-mêle des parchemins d’un autre âge, ainsi que des catalogues d’écrits conservés sur différents supports : fines plaques métalliques, tablettes d’argile cuite, écorces d’arbres, dépouilles animales.

« Leur science ne date-t-elle pas un peu pour nous apprendre quoi que ce soit de nouveau ? s’étonna Rigg.

— Cette bibliothèque ne conserve pas que des ouvrages de biologie contemporaine, s’offusqua froidement la bibliothécaire. Toute l’histoire des sciences de la vie est conservée ici. Sans ce passé, nous ne pourrions expliquer notre présent.

— Savez-vous si des civilisations nous étaient supérieures autrefois dans certains domaines de la biologie ?

— Je ne suis pas historienne en biologie, rétorqua-t-elle. Mon domaine, c’est la gestion des registres dans les laboratoires. Comme c’est très calme aujourd’hui, les chercheurs m’ont demandé de venir perdre ma matinée avec vous ici.

— Vous contribuez tout de même, à votre façon, aux progrès de la science », tenta de l’amadouer Rigg.

Elle ne répondit rien – mais se décrispa un peu. Quand la cloche sonna midi et la fin de la visite, elle partit tout de même sans prendre la peine de le saluer.

Sur le chemin du retour, les gardes durent s’avouer perdus et s’en remirent à Rigg pour retrouver le chemin de la sortie. Cinq minutes plus tard, ils étaient chez Flacommo, déjeunaient, puis repartaient dans l’autre sens, direction la Bibliothèque des Vies Passées. Son guide était cette fois un jeune chercheur mobilisé pour l’occasion. D’humeur joviale, il n’aurait pas été contre l’idée de passer l’après-midi à harceler Rigg de questions sur l’Impératrice Hagia Sessamin et sa fille Param, mais les regards noirs de leurs bouledogues de service l’en dissuadèrent.

En fin de journée, alors que la bibliothèque s’apprêtait à fermer ses portes, Rigg demanda à voir le responsable.

« Le responsable ? s’enquit le jeune savant, pris de court. Chaque bibliothèque est régie par un doyen ou un recteur ou encore un supérieur – tous ont des titres différents –, mais aucun ne supervise l’ensemble.

— En fait, je cherche à rencontrer mon responsable.

— Le vôtre ? s’écria le chercheur. Mais ces hommes…

— Quelqu’un a organisé ces visites. Vous avez été choisi par quelqu’un. Qui est derrière ces décisions ?

— Oh, je vois. Bonne question…

— Profitons-en, nous sommes dans une bibliothèque, lança Rigg. Il suffit de demander.

— Un instant. »

Les gardes poussèrent un soupir et s’assirent, insistant pour que Rigg fasse de même. Quinze longues minutes s’écoulèrent avant que le chercheur ne revienne accompagné d’une femme d’âge mûr. Elle posa sur Rigg un regard sévère. « Que me voulez-vous ? l’apostropha-t-elle.

— Arrêtez de faire perdre leur temps à de jeunes chercheurs et bibliothécaires, répondit Rigg. Les spécificités de chaque bibliothèque pourraient m’être expliquées en quinze minutes, mais c’est déjà trop. J’aimerais si possible pouvoir me plonger dans mes recherches sans attendre.

— J’ai reçu pour consigne d’organiser cette visite, continua la femme d’un ton sec.

— Et elle m’a ravi, repartit Rigg, toujours aussi courtois. Mais le temps presse. Je dois absolument rencontrer la personne chargée de garder les travaux de mon père.

— Et votre père est… ? »

Rigg tomba des nues.

« Knosso Sissamik », intervint le jeune guide après une seconde d’hésitation. Sa voix dénotait un certain mépris, bien malgré lui. Qu’on puisse encore ignorer le nom du père de Rigg Sessamekesh le dépassait. « Un chercheur réputé, mort au Mur.

— Certains conservent les travaux d’anciens membres de la famille royale, pas moi, grinça la vieille dame. Et si Knosso machin truc était physicien, ses travaux relevaient de la Bibliothèque du Rien.

— Du Rien ? »

La réponse de la vieille femme semblait déjà bien rodée. « Les physiciens ont décrété, il y a des lustres, que tout l’espace ou presque était vide, que tous les atomes ou presque l’étaient aussi et que, par conséquent, la caractéristique principale de l’univers était le néant absolu, à l’exception d’infimes interruptions qui expliqueraient à elles seules l’existence de toutes choses. Leur bibliothèque porte donc le nom de ce Rien qui leur est si cher. Ils la partagent avec les mathématiciens qui, eux, ne sont pas peu fiers de déclarer leur sujet d’étude encore plus abstrait que celui des physiciens. L’espace qui leur est réservé a donc logiquement été baptisé Bibliothèque du Moins que Rien. »

Rigg aimait déjà ces physiciens. Quant aux mathématiciens, ils avaient l’air sacrément joueurs. Il n’allait pas s’ennuyer.

On l’emmena dès le lendemain à la Bibliothèque du Rien, où la liste – longue comme le bras – des ouvrages consultés par Knosso Sissamik au cours des deux dernières années de sa vie lui fut remise. Rigg en emprunta quelques-uns, mais buta rapidement sur leur jargon technique et d’obscures équations mathématiques. Il décida donc de se lancer dans une remise à niveau de son cru, dans l’espoir d’y voir un peu plus clair dans ce à quoi Knosso avait jugé bon d’occuper ses journées.

Après quelques semaines d’un tel régime, Rigg pouvait au moins déchiffrer les termes utilisés, à défaut de comprendre de quoi les livres parlaient. Encore quelques efforts et il commencerait à percer le mystère des théories de son père.