Bien souvent, assis à sa table, quelques livres ouverts devant lui, il profitait de l’assoupissement des gardes pour explorer les traces autour en fermant les yeux. L’une d’elles, il le savait, appartenait forcément à Père Knosso. S’il n’avait jamais vécu chez Flacommo – sa veuve et sa fille y ayant emménagé après sa mort –, il était en revanche venu ici. Il lui suffisait de retrouver les livres empruntés ; une seule trace les reliait tous, et c’était celle qu’il recherchait.
Il finit par la retrouver en en filant une plus suspecte que les autres toujours plus loin dans le temps, jusqu’à la voir sortir d’une maison : celle que Père partageait alors avec Mère. Leurs deux traces se croisaient, se décroisaient, se recroisaient… aucun doute n’était permis.
Il regretta sur le coup l’absence d’Umbo, le seul capable de faire apparaître son père. Les peintres avaient reçu l’interdiction formelle de faire le portrait de la famille royale – Rigg n’avait pas la moindre idée de ce à quoi il ressemblait. Heureusement, sa trace était reconnaissable entre toutes. Il finirait bien par retomber dessus.
Ses découvertes ne s’arrêtèrent pas là. Si Père Knosso avait effectivement étudié tous les livres de la liste, il s’était aussi aventuré dans deux autres bibliothèques : la Bibliothèque des Vies Passées et la Bibliothèque des Mots Perdus. Rigg prétexta un quelconque besoin de s’y rendre pour remonter sa trace. D’après les bibliothécaires, aucun livre n’avait changé de place. Seulement, son père n’en avait emprunté aucun, et aucun registre des livres uniquement consultés n’était tenu.
Ses efforts furent tout de même récompensés. De la Bibliothèque des Mots Perdus, il rapporta la liste des langues que Père Knosso jugeait dignes d’intérêt ; de celle des Vies Passées, les périodes et sujets de l’Histoire sur lesquels il avait planché. Les choses prenaient forme.
Ses recherches avaient impliqué la physique, d’accord, mais il s’était aussi intéressé aux observations du Mur faites par diverses cultures et dans divers langages, et sur une période étendue, plus de huit mille ans. Pensait-il que, dans les temps anciens, une civilisation avait percé le mystère de sa traversée ? Des histoires de saints et de héros sortis d’Outremur, ou repartis là-bas les pieds devant, circulaient. Mais il y était aussi question de voyage dans les étoiles, de tremblements de terre et d’éruptions volcaniques qu’ils auraient provoqués, de machines qu’ils auraient fabriquées avant qu’elles ne prennent vie.
Rigg les laissait aux illuminés. Et même si Père y avait accordé quelque crédit, lui en était incapable – surtout après avoir participé à créer le mythe du saint Voyageur.
Quoi d’autre, dans ce cas ? Père Knosso pensait-il possible une époque antérieure au Mur ? Il aurait bien été le seul – tout le monde savait que le Mur avait toujours été là. Maintenant, vrai ou faux, cela restait à démontrer.
Pourquoi un tel soin de ne laisser derrière lui aucune trace de ses recherches sur le passé ? Tout cela dépassait la simple physique ; Père Knosso ne se serait pas montré si prudent s’il n’y avait pas eu un peu de politique là-dessous.
Mais sans savoir précisément quels livres il avait étudiés, impossible de le découvrir…
La bibliothèque occupait désormais ses journées mais ni ses soirées, ni ses nuits, ni ses débuts de matinée, que Rigg passait chez Flacommo. Il dormait chaque jour à un endroit différent, souvent simplement recroquevillé dans le jardin, en souvenir des nuits à la belle étoile passées contre Père. Il continua à aider en cuisine et à se lier d’amitié avec les boulangers de jour et de nuit, avec le fils de Lolonga notamment, Long, pour qui Rigg n’était ni plus ni moins qu’un des leurs, pas un gamin de la haute. Bizarrement, dès que le bruit de leur camaraderie commença à courir, Long fut cordialement invité à rendre des comptes, un jour dans une taverne, un autre dans le secret d’un parc, un troisième dans une échoppe.
Dès que Rigg en eut vent, il dit à Long : « Tu n’as qu’à leur dire tout ce que je dis, tout ce que je fais. Ce n’est un secret pour personne. » Long en fut soulagé.
Rigg aurait dit vrai s’il n’avait délibérément omis de préciser « avec toi ». Car, seul, il restait actif – et préférait garder ses activités secrètes.
La principale d’entre elles consistait à tenter de communiquer avec Param. D’une part, pour respecter la dernière volonté de Père, d’autre part, parce qu’il mourait d’envie de mieux la connaître et de gagner sa confiance. Les messages transmis par le truchement de Mère ne servaient à rien – il le savait bien, ils restaient lettre morte ; mais surtout, Rigg désirait discuter de choses avec elle que Mère n’avait nul besoin de savoir.
Il prit l’habitude de garder à portée de main une ardoise, comme un écolier. « Pour travailler les équations mathématiques que je rencontre dans mes livres de physique », expliqua-t-il à Flacommo pour justifier sa demande. Elle lui servait d’ailleurs à ça… quand Param n’était pas dans les parages, du moins.
Dès qu’il la voyait s’approcher, il nettoyait vite un angle et y griffonnait un message, en gros caractères d’imprimerie. Il tenait ensuite l’ardoise sans bouger, et elle lisait. Il le voyait aux rondes qu’elle faisait autour de lui pendant qu’il écrivait, même si elle ne pouvait lui répondre, ni par écrit ni autrement.
Il lui raconta sa vie par petits bouts – Père, sa mort, leur vie de trappeurs. Comment il avait appris la vérité aussi, la vérité sur l’existence de sa sœur, révélée par Père dans son dernier soupir avant qu’il ne lui dise de partir la retrouver.
Il lui parla un peu d’Umbo aussi, moins de Miche. Mais suffisamment pour lui faire comprendre qu’il ne s’était pas lancé seul dans l’aventure. Il tut le reste – les pierres précieuses, la dague volée dans le passé, le pouvoir d’Umbo –, se limitant finalement à ce que Général Citoyen savait.
Il mentionna les passages secrets aussi, ceux utilisés par les espions et les autres, abandonnés depuis des siècles. « Je ne sais pas s’ils ont été oubliés ou condamnés », écrivit-il avant d’effacer puis d’ajouter : « Mais je ne sais pas comment y accéder. » Un dernier ajout : « Quand je disparais trop longtemps, on part à ma recherche. »
Un matin, il chercha l’ardoise là où il l’avait cachée la veille avant de s’allonger pour la nuit dans le jardin. Quelqu’un l’avait déplacée. Un petit mot était gribouillé dessus en pattes de mouche à peine lisibles – les craies n’étaient pas faites pour écrire si petit.
« Frère, j’ai peur. Mère complote. On va chercher à nous tuer. »
Rigg, les deux mains cramponnées à l’ardoise, relut le message, puis l’effaça soigneusement mot à mot. Param avait dû attendre que tout le monde dorme pour venir à lui et sortir de son invisibilité le temps de laisser son message.
Mère complote ? Son innocence n’était donc que de façade. Mais complote avec qui ? Qui peut l’approcher sans être vu ?
Mais surtout, Param avait peur. On va chercher à nous tuer, tels étaient ses mots. Que devait-il y comprendre, que le Conseil les ferait exécuter si le complot ourdi par Mère échouait ? Que ce complot incluait un plan pour les faire assassiner ? Que Mère décidât de le sacrifier, il l’entendait. Mais Param ? Pourquoi vouloir sa mort ? Le danger devait venir d’ailleurs. Ou alors, Mère projetait de s’évader de chez Flacommo pour renverser le Conseil et laissait Param et Rigg en pâture, comme cadeau d’adieu.
Il était plus que temps de s’entretenir avec Param. Il retrouva sa trace de la veille. Visiblement, elle ne s’était pas attardée – à l’aube, elle était déjà de retour dans la chambre de Mère.