« J’aimerais pouvoir honorer l’hospitalité de ma poche, s’excusa Rigg. Mais si, comme semble le penser Hagia Sessamin, je suis bien son fils, alors me voilà privé de mes biens. Je crains de devoir m’en remettre à votre charité.
— Dans ce cas, veuillez voir en moi un ami en toutes choses, comme je le suis envers votre mère.
— Vous ne manquez pas de courage, renchérit Rigg. Peu de personnes doivent goûter qu’on abrite sous leur toit les tyrans maudits qui ont opprimé des générations durant le Monde-Entre-Les-Murs. Et encore moins qu’un rejeton mâle de la famille royale s’ajoute à la liste, surtout quand on ne l’attend plus. »
Quelques murmures consternés s’élevèrent de l’auditoire. Rigg nota avec satisfaction que sa mère n’était pas de ceux à trahir ses émotions aussi ouvertement.
Rigg se campa face à cette foule de domestiques, de courtisans, de citoyens hostiles voire de membres du Conseil révolutionnaire, puis ajouta : « Vous pensiez que j’allais jouer les ignorants ? C’est vrai, je l’étais il y a peu encore. L’homme qui m’a élevé a veillé à ce que je le reste. Je n’ai eu vent de mon éventuel lien avec la famille royale que récemment, il y a quelques semaines à peine. Depuis, j’ai appris pas mal de choses. Que mon existence en contrarie plus d’un, par exemple. Moi y compris.
— Eh bien, qu’elle les contrarie ! coupa Mère. Moi, elle me remplit de joie !
— J’ai rêvé d’une mère toute ma vie, lui lança Rigg. Mais, nourri au biberon de la République, jamais d’une reine. Pardonnez-moi si c’est l’amour d’une mère que je recherche, et non celui d’une douairière.
— Vous êtes tout pardonné, s’immisça le maître de maison. Il est évident que la notion de “royauté” n’est qu’affaire de généalogie. Je ne connais pas une seule âme dans toute cette ville qui ne soit reconnaissante d’être gouvernée par le Conseil révolutionnaire plutôt que par la progéniture accidentelle d’une quelconque maison. »
La mielleuse hypocrisie de l’homme était un vrai régal. Ce discours de faux cul lécheur de bottes révolutionnaires visait soit à asseoir sa loyauté vis-à-vis de ses maîtres, soit à étouffer sa véritable loyauté sous un épais matelas de mensonges. Dans un cas comme dans l’autre, ses mots sonnaient tellement faux que Rigg ne douta pas une seconde que l’homme ne cherchait l’adhésion de personne.
Ou alors, autre possibilité, c’était un crétin fini qui ne s’était jamais entendu parler.
« Regardez sa coiffe, osa l’un des curieux.
— Et ses riches habits », chuchota un second.
Rigg le fixa. « Ces riches habits, comme vous dites, ont été achetés avec l’héritage de mon père. Hormis ceux que je porte, pour être présentable à mon arrivée. Le Général Citoyen me les a tous confisqués lors de mon arrestation. Mais s’ils vous manquent plus à vous qu’à moi, mon ami, prenez-les, c’est avec grand plaisir que je vous les échange contre votre défroque. »
À nouveau, quelques murmures.
« Et ce rôle, on ne vous l’a pas fait répéter peut-être ? intervint un homme d’âge mûr.
— Mon père, celui que j’ai toujours appelé ainsi, du moins, m’en a fait répéter plus d’un.
— Un comédien ? le railla le vieil homme en prenant la foule à partie.
— Oui, et de la pire espèce, confirma Rigg. Un politicien. »
Les murmures gonflèrent en une clameur confuse d’où s’échappèrent quelques rires étouffés et des éclats de voix.
« Laissez-moi deviner… Monsieur le Secrétaire du Conseil révolutionnaire du Peuple, c’est bien cela ? » devina Rigg. Les cours de politique de Père lui revenaient. Le Secrétaire du Conseil révolutionnaire du Peuple était aussi son chef. Dans ce gouvernement à l’envers, le titre le moins honorifique était attribué à la tête de l’organigramme, au plus haut gradé. Les mots perdaient leur sens premier : « secrétaire » signifiait ainsi « dictateur », « roi » ou encore « empereur ».
« C’est bien mon poste actuel, concéda l’homme.
— S’il vous plaît, monsieur. Je ne vois que de loyaux citoyens ici, dit Rigg. Nous savons tous que vous détenez ce poste à vie.
— Non, pour un mandat fixe, d’une année.
— Mais déjà renouvelé quatorze fois, se permit de préciser Rigg avec un grand sourire. Avant la prochaine, puis la suivante, et ainsi de suite jusqu’à ce que votre carcasse ratatinée et baveuse ne s’écroule d’elle-même en admettant enfin être passée de vie à trépas. »
Rigg ne faisait qu’exprimer ce que tout le monde savait. Mais le clamer en public était un jeu dangereux et peu subtil. Voix et rires étaient retombés, seuls demeuraient les murmures. Et ce rôle-là, il te plaît, Mère ? Lis-tu clair dans mon jeu, clairvoyante comme tu l’es ?
Le Secrétaire, un homme du nom d’Erbald, fit un pas en avant, rouge de colère.
« Mon père me répétait souvent : “Ne nie surtout jamais l’évidence”, ajouta Rigg. L’admirable service que vous rendez aux habitants de ce monde, et votre dévouement pour ainsi dire sacrificiel à servir pour le reste de votre existence, est tout à votre honneur. » Rigg s’agenouilla face à l’homme.
« Mon fils se croit intelligent et honnête, intervint Mère derrière lui. Veuillez pardonner son outrecuidance. Que n’ai-je pu l’élever moi-même ! Vous auriez retenu de cette première entrevue un peu plus de courtoisie et moins d’arrogance. »
Voilà, Mère, pensa Rigg pour lui-même. Laissons-les croire à une dissension entre nous.
Il se tourna vers la reine, l’air faussement peiné. « Mère, se défendit-il, quel mal y a-t-il, dans cette république de l’honnêteté, à nommer les gens et les choses par leur nom ? » Il fallait enfoncer le clou, maintenant. « Prenons notre généreux hôte, par exemple : sans le consentement du Conseil, il ne pourrait héberger la famille royale, ce qui en fait un sbire de M. Erbald. Puisqu’il est de notoriété publique que le Conseil mettra tout en œuvre pour étouffer dans l’œuf n’importe quelle tentative d’insurrection d’une autre dynastie héréditaire que la nôtre, le fait qu’Urbain, père d’Erbald, fut secrétaire avant lui, le tout grossièrement masqué par trois années de gouvernement fantoche du jovial Chaross entre-temps, montre bien à quel point les talents de stratège du père ont été hérités par le fils. Il faudrait être fou pour croire que de tels dons courent les rues. »
Quelques spectateurs s’éclipsèrent. Pour Erbald, l’affront était de taille – même si Rigg avait dit vrai – et les témoins malvenus. Rigg mémorisa leurs traces. Il ne manquerait pas de les suivre à la première occasion. S’il devait trouver un soutien quelque part, c’était parmi eux : ceux qui se savaient redoutés du gouvernement.
Rigg ne regretta sa prise de risque à aucun moment. Tous les écoliers connaissaient le credo révolutionnaire : « dire sa vérité à la face des puissants ». Jamais ses paroles ne pourraient être utilisées contre lui, ce qui rendait son élimination d’autant plus difficile. Maintenant que tout le monde le savait déterminé à dire tout haut ce que les autres pensaient tout bas, le Conseil y réfléchirait à deux fois avant de l’envoyer vider son sac à la barre d’un tribunal.
Un régime qui se drape lui-même dans l’étendard de la transparence craint la vérité plus que tout. Si le moindre doute s’installe quant à la véracité de ses propos, adieu l’autorité !
Rigg s’amusait bien. Père lui avait au moins remis les clés des manœuvres politiques et le mode d’emploi pour les utiliser. Il n’avait pas la moindre idée de ce que la vie lui réservait ni aucune envie de servir les plans d’un autre, alors pourquoi ne pas se faire plaisir et l’ouvrir un peu, quitte à y passer ?