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— Possible, en effet, mais contre ça, on ne peut rien.

— Pour l’instant, indiqua le sacrifiable.

— En attendant, dit Ram, je pense qu’on pourrait tirer avantage de la situation. Le but initial était de faire exister l’humanité sur deux planètes. Mais personne n’avait imaginé que notre colonie puisse être projetée en arrière à plus de onze mille années de son berceau d’origine. Les probabilités de croisement entre les Terriens et nous sont désormais nulles. Pourquoi ne pas profiter de cette chance unique pour voir où les mutations génétiques mèneront deux versions d’une même race humaine, isolées l’une de l’autre pendant plus de quatre cents générations ?

— Techniquement, seul ce monde verra passer quatre cent quarante-sept générations, à vingt-cinq années de moyenne, précisa le sacrifiable. Ce ne sera pas le cas pour la Terre.

— Donc la mutation génétique ne touchera que nous, conclut Ram. Nous seuls, nous évoluerons.

— Onze mille ans, c’est une bagatelle sur l’échelle de l’évolution, déclara le sacrifiable. Des populations humaines séparées pendant soixante-dix mille ans par la grande sécheresse africaine ont pu se reproduire.

— La séparation n’était peut-être pas totale, avança Ram. Si vous faites référence à l’éruption du mont Toba et au goulet d’étranglement génétique qui s’ensuivit, celui-ci ne dura que vingt mille ans. Et concernait des Africains du Sud considérés comme de grands marins, puisqu’ils ont colonisé les côtes de l’océan Indien, notamment l’Australie et la Nouvelle-Guinée.

— J’ai volontairement pris une fourchette large pour clarifier mon propos, ajouta le sacrifiable. Mais vos vingt mille ans sont déjà le double du temps que cette colonie vivra isolée.

— Oui, mais à la fin de ces vingt mille ans, les humains “évolués” étaient très différents. Jambes plus longues, plus légers, capables d’épuiser leurs proies à la course. Experts dans le maniement des lances et dans la coutellerie. Des conteurs aussi, dont les récits permettaient de dessiner des cartes utilisées par d’autres pour traverser d’étranges contrées jusqu’à un point d’eau. Des penseurs créatifs qui apprenaient des autres avant d’innover et d’adapter puis de diffuser leurs créations sur des centaines de kilomètres à la ronde en moins d’une génération.

— Vous avez bien étudié votre sujet, on dirait, nota le sacrifiable.

— Votre question sur l’espèce humaine m’y a un peu poussé, avoua Ram. Dix mille ans, c’est plus qu’il n’en faut pour la changer radicalement, surtout dans un isolement absolu.

— Vous aussi avez une question pour nous. À propos de dix-neuf vaisseaux et d’un monde, indiqua le sacrifiable.

— La voici : Et si nous parvenions à implanter dix-neuf colonies isolées les unes des autres ? Pas de croisement génétique. Pas de rivalités. Pas de quête de domination suprême. En comptant la Terre, ça nous ferait vingt échantillons humains. Vingt pistes d’évolution potentielles, génétique, culturelle, intellectuelle. L’histoire humaine telle que nous la connaissons, ses guerres et ses empires, ses technologies, ses langues, coutumes et religions, tout cela s’est construit en moins de temps que nous en avons devant nous. Nous disposons d’assez de surface pour créer dix-neuf enclaves plus étendues que l’Europe, que les terres d’Égypte à la Perse ou que les Amériques des territoires aztèques aux incas.

— De quoi recréer de belles civilisations dans chacune d’elles : l’Égypte, Athènes, Technotitlán…

— Non, pas Technotitlán, par pitié, le stoppa Ram. J’ose espérer que les sacrifices humains font partie de notre passé.

— Et les pyramides, vous prenez ?

— Oui, les monuments, là d’accord. Mais je préférerais qu’ils créent quelque chose de nouveau et, encore mieux, qu’ils deviennent quelque chose de nouveau. Une nouvelle espèce, mais toujours humaine. À condition qu’ils ne se massacrent pas entre eux.

— Optimisme teinté d’ambition, pas de doute, vous êtes bien humain. Car vous semblez ignorer que, selon toute vraisemblance, toutes ces enclaves finiront en vulgaires vallées montagneuses isolées, dont les habitants primitifs, autrefois capables de traverser les océans à bord de bateaux remplis de bétail et de bébés, en seront réduits à l’état de sauvages allant nus, habitant des huttes de boue séchée et s’adonnant au cannibalisme pour survivre. »

Ram haussa les épaules. « Je ne serai plus là pour le voir.

— Tel le saumon, vous frayez puis périssez, laissant vos alevins à eux-mêmes pour survivre – ou pas – au gré de la chance.

— La chance n’a rien à voir dans la survie – la force et la ruse, si. La vie est soumise à de nombreux aléas, c’est vrai. Mais la chance, l’espèce humaine sait aussi la provoquer.

— Nous restons ébahis devant la noblesse de votre vision, et prenons bonne note aussi du flou total qui entoure votre pensée “créative”, par opposition à la clarté limpide des pensées autistes ou animales. Mais admettez qu’il reste un problème que même votre esprit merveilleusement flou ne peut résoudre.

— Vous et les ordinateurs de ce vaisseau avez été conçus par des cerveaux humains créatifs et fous, lui rappela Ram, pour résoudre tous nos problèmes.

— Vous nous demandez de trouver un moyen de maintenir les colonies complètement isolées les unes des autres, au point d’ignorer jusqu’à leur existence.

— Gagné ! Et vous qui vous croyiez dénués de créativité…

— Gagné rien du tout. Simple déduction à partir de la montagne d’informations que vous nous avez livrée, sciemment ou non.

— Avouez que l’ironie de mon enthousiasme vous a échappé.

— Pas le moins du monde. Mais cette donnée était dénuée d’intérêt. »

* * *

Miche était un vieil homme fatigué. Certes, sa force impressionnait toujours et il restait vigoureux dans l’action, mais c’était justement ça le problème : l’action, toujours l’action. S’il fallait faire, il faisait. C’est qu’il n’était pas seul, il avait des responsabilités. Mais sans cela, une simple chaise à bascule aurait suffi à son bonheur. S’y asseoir, fermer les yeux et rêver… Pas de choses auxquelles on rêve endormi. Non, de rêves du passé.

Le souci, c’est que ses rêves s’accompagnaient pour moitié de regrets. Pas tant ses rêves de boucheries, bien que de ce côté, Miche ait eu son lot. Dans le feu de la bataille, découper, embrocher, hacher et pourfendre son prochain vous empêchait de vous relâcher et de finir découpé, embroché, haché ou pourfendu par le voisin. Non, ce qui l’embêtait, c’était ces mots méchants sortis dans un élan de colère, ou au contraire ces bons mots venus trop tard.

Les disputes évitables, aussi ; les bagarres qu’il n’avait su déclencher après une saillie bien sentie, de celles qui justifiaient à elles seules une main fracturée ou une lèvre fendue.

Il se pardonnait les occasions manquées et autres actes regrettables grâce à ses souvenirs – d’enfance, d’amis, d’ennemis, même – qu’il se rappelait maintenant avec bonheur. Les pires phobies de sa jeunesse, aujourd’hui disparues. Ses désirs de jeune homme aussi, assouvis ou non, dont il savait pouvoir encore brûler.

Il aimait sa vie aux côtés de Flaque et n’avait aucune raison de la quitter. Pourtant, s’il s’asseyait sur cette chaise et rêvait, c’est ce qui se passerait. Ils avaient une auberge à faire tourner et elle en valait la peine – les bateliers avaient beau être de sacrées crapules, ils n’en avaient pas moins besoin d’un havre à cet endroit sur la rivière, et la ville, elle aussi, avait besoin de quelqu’un pour que le feu de la vie continue à brûler et à crépiter dans cette bande de terre coincée entre rivière et forêt. Il ne perdait pas espoir qu’un autre décide un jour de secouer un peu le village mais, pour l’instant, Flaque et lui restaient seuls.