D’ailleurs, des deux, Flaque était celle qui avait vraiment la foi ; Miche faisait juste comme si. Il savait que ça la rendait heureuse de le voir prendre les choses à cœur autant qu’elle.
Somme toute, il ne se plaignait pas trop d’avoir accompagné les garçons dans leur périple, le temps de souffler un peu du quotidien de Halte-de-Flaque. Elle s’était débrouillée comme un chef pendant son absence, Miche le savait. Et il fallait voir les garçons ! Leur magie, leurs discussions, toujours à se bidonner… Eux étaient ambitieux, Rigg à tout le moins. Résolu à mener à bien la mission confiée par son défunt père. Le petit avait le feu sacré ! Miche le sentait. Pas comme certaines de ces lavettes qui l’avaient commandé à l’armée. Il poursuivait une noble cause : il voulait changer la face du monde et, comme c’était un bon gars, pour le meilleur.
Umbo ressemblait plus à Miche – content d’être là, à laisser Rigg fixer les objectifs pour tout le monde. Mais aussi capable de ronchonner de mécontentement quand le jeune prince en demandait trop – les meilleurs soldats étaient les plus ronchons mais n’en suivaient pas moins les plans de bataille à la lettre.
Le tavernier ne se rappelait pas avoir vécu plus belles journées qu’après l’arrestation de Rigg, quand lui et Umbo avaient fui par bateau. Bien sûr, il s’était senti mal pour Rigg, s’était inquiété de son sort. Mais que de jours bénis ! Vivre chacun comme le dernier avec Umbo, tels deux soldats avançant à marche forcée ; apprendre les bases à Umbo, le regarder s’entraîner dur pour parvenir à voyager dans le passé, jusqu’à épuisement. S’en sachant bien incapable, Miche s’était contenté d’observer, d’encourager, de protéger et, dans la mesure de ses capacités, de l’aimer à la manière d’un père.
De retour à Halte-de-Flaque, la routine du quotidien le rattrapa mais ne lui pesa pas trop : une fois Umbo prêt, ils repartiraient. Flaque l’avait d’ailleurs bien senti. « Tu es là sans l’être, fainéant », lui avait-elle reproché un jour. Elle était loin de se douter à quel point la chaise à bascule l’appelait, même dans les bons moments, et quel plaisir il aurait pris à rêver – de Flaque, même, s’il le fallait, si ses rêves pouvaient lui rendre un peu plus supportable cette femme qu’il aimait tant, mais qui le fatiguait tellement avec ses corvées.
C’est qu’elle lui en imposait, même quand il sentait le coup venir et anticipait. Il finissait toujours par s’exécuter mais uniquement pour elle, bien qu’il lui fit croire le contraire.
Magne-toi un peu, Umbo, ronchonnait-il en secret. Qu’on retourne sur la rivière, direction O puis Aressa Sessamo, et jusqu’aux confins de l’entremur s’il le faut. Je vous aiderai, toi et Rigg.
Puis un jour, en fin d’après-midi, il fut entendu. Umbo – ou plutôt son image – se matérialisa devant lui, alors qu’il coupait du bois derrière la taverne. « Prends ta hache, le pressa le jeune cordonnier, et rentre vite avant que les choses ne dégénèrent entre Flaque et un batelier aviné, elle va le tuer. Et si ça se passe comme je te le dis dans les cinq minutes, c’est que O nous attend. »
Miche jeta la hache sur son épaule et se précipita à l’intérieur de la taverne. Effectivement, un batelier déjà bien imbibé menaçait de cogner Flaque de son gourdin si elle ne lui servait pas « de la boisson de bonhomme, pas du pisse-mémé ». L’homme appuya son propos en écrasant son arme avec fracas sur le comptoir – et quand un batelier cognait, bâton en main, la terre tremblait.
Flaque s’apprêtait à se saisir de son couteau de lancer, celui qu’elle utilisait pour tenir les plus gros qu’elle à distance. Cet homme était à dix secondes de baigner dans son sang, le couteau entre les deux yeux. D’instinct, Miche abattit sa hache contre le comptoir, dosant au millimètre pour sectionner le gourdin sans érafler le chêne du comptoir.
Indigné par cet outrage fait à sa dignité de soiffard, sans parler du découpage de l’extension de son membre, l’enragé rugit et se mit en garde, prêt à faire tâter à Miche de son demi-gourdin. Le tavernier le balaya d’un coup de botte, prenant soin de lui bleuir la rotule sans l’exploser. Avec une telle blessure, l’homme se serait retrouvé à tendre la main dans les rues avant d’avoir pu remonter sur un bateau. Son plus grand tort était d’avoir le vin mauvais ; à jeun, ce devait être un bon bougre.
Le batelier gisait maintenant sur le sol, miaulant de douleur. Miche chercha ses compagnons de beuverie du regard ; ils accoururent pour sortir l’homme de la taverne. « T’avais pas besoin de frapper si fort, se plaignit l’un d’eux. Il a rien fait de mal.
— Je lui ai sauvé la vie, contra Miche. Et le genou n’est pas cassé.
— C’est tout comme, poursuivit l’homme.
— Empêchez-le de boire, si vous ne voulez pas qu’il lui arrive des bricoles ! L’alcool fort ne lui réussit pas, et vous le savez.
— Il ferait pas de mal à une mouche.
— Et comment ma femme pouvait savoir ? tempêta Miche. En admettant que ce soit vrai, et j’en doute. Je pense même que cet homme a déjà tué.
— Seulement par accident », marmonna l’autre.
Et sur ce, il agrippa son ami par un bras en se faisant aider d’un autre batelier pour le traîner dehors. Il s’apprêtait à franchir le pas de la porte quand quelque chose vint claquer contre le montant en vibrant, à moins de dix centimètres de ses oreilles – le couteau de lancer de Flaque. Il fit un bond de côté en lâchant tout. Les trois s’écroulèrent comme une brassée d’anguilles. Les clients de la taverne éclatèrent de rire comme s’ils n’avaient jamais rien vu de si drôle – à part un marin du dimanche en train de prendre le bouillon dans la rivière, peut-être.
Umbo lâcha sa vaisselle et accourut, intrigué par ce vacarme. « Tu aurais pu m’appeler ! reprocha-t-il à Flaque.
— Le jour où j’aurai besoin de lancer un truc aussi gros que toi, je le ferai, ne t’inquiète pas, blagua-t-elle. Tu n’aurais rien pu faire. »
À peine le soûlard et sa troupe remis de leurs émotions, Flaque s’élança et leur flanqua son pied au derrière, les envoyant se ramasser dans la boue dehors, sous les rires de Miche qui n’en pouvait plus de se gondoler.
Les portes refermées et le reste des clients retournés à leurs assiettes, Miche extirpa le couteau du montant et demanda à Flaque et Umbo de le suivre derrière le bar. « Si, il pouvait faire quelque chose, déclara-t-il. Et il l’a fait. Pourquoi crois-tu que je sois venu ? Il m’a prévenu que tu étais à deux doigts de tuer un client ivre mort, mon amour. C’est lui qui m’a dit de me dépêcher avec ma hache. »
Umbo sourit jusqu’aux oreilles. « C’est vrai… ? J’ai… ? Je vais… ?
— J’ignore de combien tu es remonté pour envoyer ton message, mon petit gars, mais tu m’as dit que si ça arrivait dans les cinq minutes, O nous attendait.
— Eh bien soit, attendons. Vous ne pouvez pas partir comme ça, de toute façon, il y a trop de travail à la taverne, prévint Flaque.
— On n’a pas besoin d’attendre, continua Miche. Il a déjà envoyé son message.
— Jamais rien entendu d’aussi débile. Il ne se rappelle pas l’avoir envoyé, tu es bouché ? C’est bien ça, mon garçon ? »
Umbo en gloussait de plaisir.
« Tu te moques de moi, là ? grinça Flaque.
— Il rigole parce que c’est une histoire de fous et qu’il vaut mieux en rigoler, intervint Miche. Tu as tué cet homme et t’es sentie si mal après – comme à chaque fois – qu’Umbo a préféré prendre les devants en m’avertissant. Résultat, tu ne l’as pas tué et nous, on n’a plus aucune raison d’attendre.