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« Fais ce que je te dis, et quand je te le dis. Tu m’entends ? » hurla-t-il sur le ton de la colère la plus noire. Umbo n’en menait plus très large.

« Voilà, c’est ça, lança l’un des soldats. Et hésitez pas à cogner, aussi.

— Il faut leur enfoncer les choses dans le crâne tant qu’ils sont jeunes, renchérit le second avant d’éclater de rire.

— Vraiment ? les interpella Miche avec une pointe de sarcasme. C’est ce qu’ont fait vos pères avec vous ?

— Chaque maudit jour, acquiesça l’un, approuvé par le second.

— Alors vous êtes la preuve vivante que ça ne marche pas, assena Miche. Et mon fils est mon problème, pas le vôtre. »

Les soldats prirent la mouche, et auraient pu ne pas en rester là – après tout, Miche piétinait leur autorité – si le tavernier n’avait rapidement poussé Umbo devant lui en faisant mine d’être sur le départ. « J’ai fait trois guerres sur trois frontières différentes, petits rigolos de gardes municipaux. Tout ce que vous avez combattu, ce sont des ivrognes et des lavettes. J’en ai embroché à la douzaine au corps à corps, et des plus gros que vous. Je pourrais vous enfoncer le crâne si fort l’un contre l’autre que vous verriez à travers les yeux de votre copain pendant une semaine. Allez, viens par ici, toi. »

L’un des deux était mûr pour en découdre. Le second, moins sanguin, le retint. « Ils ne font rien de mal, le calma-t-il. Et on a autre chose à faire que de l’emmener en cellule et rédiger un rapport.

— S’il est mort, pas de rapport, s’entêta le plus idiot.

— Si on tue tous ceux qui nous traitent d’imbéciles, continua le plus sage, on leur donne raison. »

Les deux soldats firent place à Miche et Umbo. Miche lança un signe de tête respectueux au plus raisonné. « Un bon soldat sait reconnaître les combats inutiles », ajouta-t-il.

Le garde hocha la tête, tandis que l’autre les fixait de son regard de bovin.

De retour dans la foule, Umbo grogna entre ses dents : « C’est la dernière fois que tu me broies la main comme ça.

— C’était le seul moyen d’être crédible. On n’avait plus rien à faire là, l’heure du repas était passée depuis longtemps.

— J’ai quitté mon père pour moins que ça.

— Je ne te retiens pas, répliqua Miche.

— Tu l’auras cherché. La prochaine fois, je disparais.

— Et si je te dis que tu as gagné, pour les messages, tu me pardonnes ?

— Non, je ne te pardonnerai jamais, continua à bougonner Umbo.

— Je rêve, il boude. Exactement comme cet idiot qui était prêt à mourir pour l’honneur.

— Mais je ne suis qu’un enfant ! cria Umbo. J’ai encore le droit de me comporter en enfant si j’en ai envie !

— Oui, petit gars, mais comme tu m’as habitué à des réactions d’homme, excuse-moi si je m’attends à des réactions d’homme !

— Si seulement Flaque avait pu t’assommer avec ce chou », marmonna Umbo. À son ton blagueur, et malgré la rancœur, sa colère retombait.

« C’était une laitue, quenouille, rétorqua Miche. Et si elle avait visé la tête, elle m’aurait pas loupé, crois-moi. »

Ils partirent se régaler d’une bonne assiette de riz et d’œufs à leur échoppe favorite, sans crainte d’être reconnus ; à leur dernière visite, ils étaient habillés comme des rois. Ils se remirent en route en fin de matinée.

Alors qu’ils remontaient la route principale, parlant de tout et de rien, Miche interrompit leur conversation : « Regarde ces deux-là, pointa-t-il du menton. Ils prennent à droite, exactement comme nous. »

Un homme et un garçon les devançaient, cassés par la route et noirs de crasse. « J’espère qu’ils ont de quoi se payer un bon bain.

— Umbo, réfléchis un peu. Ils vont prendre le même bain que nous. »

Umbo comprit alors que cet homme et ce garçon, c’étaient eux.

Impossible ! Umbo était remonté des mois en arrière pour aller chercher la pierre, et eux étaient là, à un jour à peine.

« Tu peux me dire à quoi tu joues, là ? le tança Miche.

— À rien ! se défendit Umbo. Je ne comprends pas. On aurait dû revenir au même endroit… Quand on part dans le passé, on ne quitte pas le présent.

— Tu as l’air bien sûr de toi, douta Miche.

— Quand on l’a fait avec Rigg…

— Tu es resté assis à regarder.

— C’est vrai, approuva Umbo.

— Et qui était assis pour nous voir revenir avec la pierre ce matin ?

— Personne… On s’en est même assuré, répliqua Umbo.

— On est partis ensemble, on a fouillé le sol et on en a sorti quelque chose. On n’a pas fait que parler. On a pris quelque chose de concret qu’on a rapporté.

— Je sais bien, poursuivit Umbo. Mais c’était pareil quand Rigg a rapporté le couteau.

— Non, parce que tu n’étais pas avec lui. Tu es resté dans le présent et tu l’as envoyé dans le passé. Il est revenu vers toi.

— Alors, vers qui je reviens, moi, quand je pars me parler ?

— Quand tu remontes le temps pour parler à quelqu’un, ton image voyage mais ton corps reste, supposa Miche. Mais quand tu pars faire quelque chose, tout ton être traverse le temps. Il faut ensuite revenir… Pensant que ça fonctionnait tout seul, tu n’as pas fait attention et tu as manqué de précision. Peut-être t’est-il même impossible de te projeter vers un futur qui n’existe pas encore. En visant notre point de départ, en fait, tu nous as ramenés au point le plus proche déjà vécu.

— Ce truc me donne une migraine chaque fois qu’on en parle.

— Dis plutôt que ton cerveau est trop fainéant pour réfléchir, le piqua Miche.

— Mais je n’ai rien visé du tout, j’ai laissé faire, c’est tout, comme d’habitude.

— Eh bien, tu sauras dorénavant que “laisser faire”, ça nous ramène à un jour près.

— Partir, revenir… on “part” dans le passé avant de “revenir” à un endroit du “futur” qu’on a quitté dans le “passé”. Il nous faut des mots plus clairs.

— Il nous faut surtout un endroit où dormir, constata Miche.

— Et pourquoi pas continuer, moi je suis prêt – il faut retrouver Rigg, maintenant qu’on a ce qu’on était venus chercher. Ou alors, on part reprendre la pierre qu’il a vendue à Tonnelier.

— Reprendre ? tenta de comprendre Miche. Tu veux dire voler ?

— Il nous a bien volé notre argent.

— Une partie seulement – que crois-tu qu’on ait dépensé ?

— Qui l’a achetée, cette pierre, de toute façon ? Personne, si tu veux mon avis. Le Conseil révolutionnaire a prétendu l’acheter avant de récupérer l’argent.

— Donc tu vas aller la réclamer ?

— Non, réfuta Umbo. Je vais retrouver où elle est, y aller, remonter au jour de son dépôt et la piquer. Ensuite, je disparais.

— Tu disparais ? Tu sais faire ça, toi, maintenant ?

— Non, mais c’est ce qu’ils croiront !

— Si on te voit, on se souviendra de toi et on t’arrêtera.

— Personne ne s’en souviendra. On ira avant que je ne sois retourné dans le passé pour la voler. »

Miche se tapa le front. « Tu ne maîtrises pas ce truc. Si c’était le cas, tu ne nous aurais pas ramenés la veille de notre arrivée.

— Qu’est-ce qui nous oblige à passer la nuit ici ? l’interrogea Umbo.

— Trois fois rien, répondit Miche. On peut tout laisser, nos vivres, nos vêtements de rechange et même mon rasoir. Tu n’en auras pas besoin de toute façon, à part pour te trancher la gorge dans le futur avant de revenir te prévenir de ne pas le faire.