— Et nos couvertures, ajouta Umbo. C’est peut-être mieux de rester, finalement. À moins que… et si on les chipait pendant leur bain ?
— En espérant qu’ils ne remarquent rien ? C’est ça, ton plan ? Parce que si quelqu’un nous a volé quelque chose à nous hier soir, on s’en est rendu compte.
— Sauf qu’on ne s’est rendu compte de rien !
— Mais parce qu’on ne s’est rien fait voler ! Umbo ! Réfléchis, bon sang ! »
Umbo avait beau réfléchir, rien n’y faisait – il parvenait toujours à une conclusion ou à son contraire. Les règles de ce voyage temporel étaient un vrai casse-tête.
Ils finirent par payer le double de la veille pour un lit étriqué infesté de puces et un mauvais repas. Le lendemain matin, ils frappaient à la porte de la pension, une heure à peine après le départ de leurs doubles. La tenancière leur ouvrit, toute surprise.
« Il y avait trop d’attente, expliqua Miche.
— Tout ce chemin pour rien ! Et votre déjeuner ?
— Mangé, sourit Umbo.
— Mais vous venez déjà d’avaler un énorme petit déjeuner. Énorme ! »
Le petit déjeuner avait été énorme. Et délicieux.
« On doit continuer vers Aressa Sessamo, déclara Miche. Sans perdre une minute, surtout pour visiter l’intérieur d’une tour. »
Umbo lui adressa son plus beau sourire. « Vous nous prépareriez un autre petit repas ? Pour la route.
— À peine partis, vous l’aurez déjà boulotté, grogna-t-elle.
— Possible, dit Miche. Mais on l’aura aussi acheté. »
La veuve céda mais pesta tout le temps de sa préparation, puis encore à leur départ – « … bande de gloutons qui se goinfrent sans penser une seconde au futur ».
Ne nous parlez pas de futur, m’dame, songea Umbo. Dans le futur, si on a besoin de quelque chose, on viendra le chercher dans le passé. Le seul problème, c’est qu’après, comme on ne retrouvera pas le chemin du présent, il faudra tout reprendre à zéro.
Chapitre 6
Aressa Sessamo
« Voici notre proposition de division du Nouveau Monde, qui n’a toujours pas de nom, en dix-neuf cellules. »
Ram jeta un œil à l’hologramme 3D du globe et lui fit effectuer quelques rotations. « Vous excluez les trois plus petits continents, observa-t-il.
— Des réserves pour le biotope originel de la planète sans nom.
— Appelez-la “Jardin”, puisqu’il vous en faut un. Que nous serons les seuls à utiliser, soit dit en passant.
— Les colons diront “là-bas sur Terre” et “ici dans le Jardin”, déclara le sacrifiable. Vous serez peut-être intéressé d’apprendre que vous avez déjoué tous nos pronostics. Aucun n’avait parié sur ce nom. “Ram” arrivait en tête, mais certains vous savaient trop modeste pour ça.
— Ce n’est pas une question de modestie. Vous imaginez le ridicule si je demande aux colons d’appeler ce monde par mon nom. Je n’ai pas envie de me les mettre à dos.
— C’était mon raisonnement. Mais j’ai un avantage sur les autres : je vous côtoie tous les jours.
— Je ne savais pas les sacrifiables si joueurs.
— Simple test de nos algorithmes prédictifs. Il n’y a pas d’enjeu.
— La division des deux plus gros continents me va. Et les ressources ? Il y a ce qu’il faut ?
— Pour ?
— À votre avis… Pour vivre en tant qu’humains !
— Air respirable, eau potable, terres arables, climat humainement supportable. Pour nous, il y a ce qu’il faut.
— Je pensais plutôt à du fer, du charbon…
— Aucun combustible fossile. Sans lune pour créer de vraies marées, la vie s’est développée au ralenti sur le Jardin. Sa végétation est cependant en pleine explosion, avec une teneur en dioxyde de carbone de l’atmosphère trois fois supérieure à celle de la Terre. Si on était arrivés quelques centaines de millions d’années plus tard, on aurait trouvé des combustibles fossiles – mais maintenant qu’on va s’y installer, il ne faut plus y compter.
— Pourquoi ?
— Parce que les humains ne pourront pas digérer la flore et la faune locales. Les chances de trouver uniquement des protéines lévogyres comme sur Terre sont de cinquante-cinquante, mais pour les acides aminés essentiels, et d’une chiralité correcte, c’est sans espoir. Vos seules chances de survie sont d’importer la faune et la flore terrestres.
— Aux dépens des espèces indigènes ? Vous êtes sérieux ?
— L’éradication de toute vie, ou presque, à notre arrivée fait partie du plan… Depuis le début. On ne vous a pas prévenu ?
— Donc les trois petits continents…
— Toutes les formes de vie originelles du Jardin seront réintroduites après leur extinction sur notre lieu d’implantation. Notre plan comprend quatre étapes. D’abord, exploration de surface et collecte de toutes les espèces indigènes possibles. Ensuite, crash volontaire des vaisseaux après calcul des pentes et des vitesses nécessaires aux autres changements visés, parmi lesquels l’extinction massive des espèces. S’ensuivra une période d’attente, jusqu’au retour d’une atmosphère respirable. La dernière étape consistera à replanter la planète. D’ici deux siècles environ, les colons humains, vous compris, seront réveillés. Alors seulement pourra commencer la véritable colonisation du Jardin.
— On fête notre arrivée par un massacre. On ne peut pas faire autrement ?
— Ce sont les consignes. Elles seront d’autant plus faciles à appliquer que nous disposons dorénavant de dix-neuf vaisseaux.
— Et les “autres changements” ?
— Comme vous avez pu le constater, cette planète n’a pas de lune. Elle a dû capturer par le passé un astéroïde assez volumineux, mais dans sa limite de Roche, car il s’est pulvérisé en un anneau stellaire. Cet anneau inonde la planète de lumière, de jour comme de nuit, favorisant ainsi la faune nocturne mais pas les marées, qui sont exclusivement solaires.
— On va fabriquer une lune ?
— Et moi qui croyais que vous craigniez le ridicule.
— Vous pensez à quoi, alors ?
— Sans lune pour ralentir la vitesse de rotation du Jardin, les jours ne comptent que 17,335 heures. C’est en dehors des limites de tolérance de l’horloge biologique humaine. Il faut donc tout faire pour ramener la fréquence de rotation au-dessus de la barre fatidique des vingt heures, à vingt-deux – voire vingt-six, si possible. Le plan initial prévoyait de bombarder la planète d’astéroïdes selon des angles et des vitesses précis. Mais avec dix-neuf vaisseaux, un crash groupé savamment calculé, dans la direction opposée à celle de rotation de la planète et à vitesse élevée, peut suffire.
— Vous allez envoyer les vaisseaux s’écraser à la surface…
— Les unités contenant les doubles des ordinateurs et des bases de données seront placées en orbite géosynchrone, à intervalles réguliers. Mais le corps principal de chaque vaisseau viendra frapper la planète selon un angle opposé à la direction de rotation, oui.
— Nous pulvériser pour faire de jolis cratères… réjouissant programme !
— Les champs qui nous protègent en vol des objets célestes nous protégeront lors de l’impact. Leur taille et leur forme seront telles qu’ils fractureront juste ce qu’il faut de la croûte du Jardin pour bloquer les rayons solaires pendant plusieurs décennies. Avec un retour du rayonnement à sa puissance maximale d’ici deux cents ans.
— Nous sommes une catastrophe écologique…
— Exactement, approuva le sacrifiable. Nous poursuivons notre but : implanter la race humaine sur une seconde planète en orbite autour d’un nouveau soleil pour éviter son extinction au premier cataclysme venu.
— Et on inflige au Jardin ce qu’on voulait éviter à la Terre.
— Aucune forme de vie sensible n’a été détectée à la surface du Jardin. Si, lors de notre phase d’exploration, nous en détectons une, alors on cherchera un nouveau monde.
— Si on m’avait dit qu’on serait sans pitié…
— Cela n’a pas été rendu public ni même discuté avec la branche politique du programme de colonisation. Être sans pitié est une nécessité mais ne récolte pas beaucoup de voix.
— Mais ce n’est pas à nous de décider de la vie ou de la mort de ces espèces !
— Nous ne sommes pas ici pour étudier l’historique d’évolution d’espèces extraterrestres. Ce ne serait ni rentable ni une réussite. On finirait par contaminer le Jardin ou, pire, par se faire contaminer, avec des risques de ramener sur Terre des formes de vie potentiellement mortelles. Les trois réserves continentales suffiront aux biologistes pour étudier tous les organismes voulus le moment venu. Et si vous pensiez coloniser ce monde sans le faire ‘‘nôtre’’, c’est qu’on s’est trompés sur vous.
— J’étais loin de me douter…
— Dites plutôt que vous n’y avez pas réfléchi une seconde, le coupa le sacrifiable. Se voiler la face est le meilleur moyen qu’ont trouvé les êtres humains pour ignorer les conséquences morales de leurs actes. C’est ce qui explique d’ailleurs la survie de certaines communautés humaines.
— Et vous, n’êtes-vous pas aveugles à la morale ?
— Nous percevons très clairement ses ambiguïtés. Nous nous en moquons éperdument. »