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— Exactement, approuva le sacrifiable. Nous poursuivons notre but : implanter la race humaine sur une seconde planète en orbite autour d’un nouveau soleil pour éviter son extinction au premier cataclysme venu.

— Et on inflige au Jardin ce qu’on voulait éviter à la Terre.

— Aucune forme de vie sensible n’a été détectée à la surface du Jardin. Si, lors de notre phase d’exploration, nous en détectons une, alors on cherchera un nouveau monde.

— Si on m’avait dit qu’on serait sans pitié…

— Cela n’a pas été rendu public ni même discuté avec la branche politique du programme de colonisation. Être sans pitié est une nécessité mais ne récolte pas beaucoup de voix.

— Mais ce n’est pas à nous de décider de la vie ou de la mort de ces espèces !

— Nous ne sommes pas ici pour étudier l’historique d’évolution d’espèces extraterrestres. Ce ne serait ni rentable ni une réussite. On finirait par contaminer le Jardin ou, pire, par se faire contaminer, avec des risques de ramener sur Terre des formes de vie potentiellement mortelles. Les trois réserves continentales suffiront aux biologistes pour étudier tous les organismes voulus le moment venu. Et si vous pensiez coloniser ce monde sans le faire ‘‘nôtre’’, c’est qu’on s’est trompés sur vous.

— J’étais loin de me douter…

— Dites plutôt que vous n’y avez pas réfléchi une seconde, le coupa le sacrifiable. Se voiler la face est le meilleur moyen qu’ont trouvé les êtres humains pour ignorer les conséquences morales de leurs actes. C’est ce qui explique d’ailleurs la survie de certaines communautés humaines.

— Et vous, n’êtes-vous pas aveugles à la morale ?

— Nous percevons très clairement ses ambiguïtés. Nous nous en moquons éperdument. »

* * *

L’entrée dans Aressa Sessamo parut interminable. Aucun mur d’enceinte, seulement des chaussées s’étirant à travers les marécages du delta, s’élargissant au fil des kilomètres et bordées de bâtisses çà et là. Les larges pans de terrain surélevés finissaient par se rejoindre à perte de vue en un seul et même plateau.

Les habitations se densifiaient, de hameaux en villages, de villages en ville.

« On arrive bientôt ? » finit par demander Umbo.

La question amusa Miche. « Ça fait des heures qu’on est arrivés.

— Ça ne ressemble à rien, il y en a dans tous les sens, s’étonna Umbo. On est entrés quand ?

— À la sortie des marais, à partir des routes surélevées et des premiers bâtiments.

— Et les fortifications ?

— Elles sont inutiles, la ville est constamment inondée. L’hiver, à la saison des tempêtes, de gigantesques vagues viennent s’abattre par le nord. Au printemps, les rivières débordent et l’inondent par le sud. Les murs se feraient grignoter en quelques années. Regarde les maisons, elles sont toutes sur pilotis. Comme des hérons.

— Mais c’est la capitale, s’offusqua Umbo.

— Les parties qui doivent être protégées le sont, expliqua Miche. D’ailleurs, rester en garnison à Aressa, pour un soldat, c’est le pire qui puisse arriver. Un an ici et tu n’es plus bon à rien au combat – il faut reprendre les bases depuis le début. »

Umbo décrochait immédiatement quand Miche commençait à parler armée. Il n’avait aucune intention de porter un jour les armes, ni même de prendre parti pour un camp ou un autre.

Lors de leur entrée à O, le but avait été de se faire remarquer sans en donner l’air. Ils devaient refléter l’image d’un groupe sous les ordres d’un riche jeune homme, Rigg, habitué à commander. À Aressa Sessamo, l’effet recherché était inverse : passer incognito, mais sans se forcer. Leur évasion avait-elle marqué la fin de l’intérêt que leur portait le Conseil révolutionnaire du Peuple ? Ils n’auraient su le dire ; jusqu’à preuve du contraire, ils étaient toujours recherchés.

En vérité, Umbo nourrissait peu de craintes à ce sujet. Pour lui, le Conseil n’avait d’yeux que pour Rigg. Un homme voyageant seul avec un garçon n’intéressait personne. Umbo le vivait d’ailleurs plutôt mal. Je ne suis pas Rigg, donc je ne compte pas ? Lorsqu’il s’en était plaint à Miche, le tavernier l’avait vite rassuré en rigolant. « Rigg n’intéresse les autres que lorsqu’il est lui-même avec Rigg – et regarde où ça l’a mené ! Il est prisonnier de “Rigg” le prince ! Je n’aimerais pas être à sa place, crois-moi ! »

Ils marchèrent et marchèrent encore, à travers des marais, sur des ponts – et lorsqu’ils dépassaient enfin une allée d’arbres, c’était pour mieux replonger dans ces ruelles étranglées qu’ils avaient délibérément contournées une heure auparavant pour gagner un peu de temps.

À O, le dialecte le plus répandu était celui de la rivière ; la langue soutenue de Rigg, une rareté. Umbo s’était imaginé l’entendre parler à tous les coins de rue à Aressa Sessamo, mais il n’en fut rien : non seulement on y parlait la Rivière, avec toutes sortes d’accents, mais aussi des langues étrangères. Umbo avait bien entendu causer d’autres langues, mais c’était la première fois qu’il y était confronté en vrai. La surprise fut de taille – l’effraya, même.

« Ils parlent de quoi, Miche ? demanda-t-il. Je ne comprends rien. »

Miche lui indiqua le nom de la langue, qu’il s’empressa d’oublier. « On la parle dans l’Est, pas très loin du Mur, ajouta le tavernier.

— Pourquoi ? l’interrogea Umbo. Pourquoi ils ne parlent pas le Commun, comme chez nous ? On n’y comprend rien.

— Eux se comprennent, continua Miche. Toi non, c’est tout. Qui apprendrait une langue que personne ne comprend ? »

Lorsque Miche précisa que des centaines de langues étaient parlées dans l’entremur, chacune par des milliers de locuteurs, Umbo pouffa.

« Pourquoi tu rigoles ? demanda le tavernier, lui-même amusé.

— Parce qu’ils sont drôles, tous ces gens, se justifia Umbo. Déjà qu’ils n’ont pas envie de parler comme les autres, mais en plus, ils n’arrivent pas à se mettre d’accord sur quelle langue adopter !

— Avant la domination des Sessamoto, ils vivaient tous dans des nations différentes. Pourquoi auraient-ils appris la même langue ? Ce qu’on appelle Commun n’est que celle qu’on parle sur les bords de la Stashik pour le commerce. Chacun utilise sa variante pour faciliter les échanges. Flaque et moi, par exemple, on parlait une autre langue quand on était petits.

— Vas-y, dis-moi quelque chose dans ta langue ! s’enthousiasma Umbo, soudain curieux.

— Mm eh keuno oidionectopafala, prononça Miche.

— Ça veut dire quoi ?

— C’est du Mo’onohonoi typique, ça ne se traduit pas.

— Parce que c’est “interdit aux enfants”, à coup sûr, ricana Umbo.

— Disons que si tu parlais ma langue, tu m’aurais déjà tué, sourit Miche.

— Entre vous, vous parlez Mohononotruc, avec Flaque ?

— Ça nous arrive. Mais personne d’autre ne le comprend à la taverne. Et quand les gens ne pigent pas, ils ont l’impression que tu médis dans leur dos. Ils le prennent mal. »

Leur conversation s’arrêta là. Ils venaient d’entrer dans un marché au bétail, à proximité d’un carrefour à six voies orné d’un puits, où régnait un vacarme de tous les diables ; impossible de s’entendre. Les stalles se livraient à un concours de puanteur et de bruit, et le seul moyen pour maîtriser ses bêtes – mules, bœufs et chevaux – était manifestement de hurler à qui mieux mieux les pires insanités. Les mendiants ne cherchaient même plus à se faire entendre : ils sautillaient, tels des mare-becs dans des herbes hautes, et à une hauteur impressionnante. Rien que pour l’exploit, Umbo fut tenté de lancer un tour à l’un d’eux. Miche le stoppa net dans son élan.