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« Jette-le-lui, et ils te mettront en charpie en moins de cinq secondes », lui hurla-t-il à l’oreille, tête contre tête.

Ils atteignirent en fin d’après-midi un quartier aux larges rues pavées et aux bâtiments imposants, faits de matériaux nobles. Une garde montée veillait à l’ordre public. Le tintamarre des faubourgs avait cédé la place aux discussions feutrées, les tenues crottées aux vestes taillées – habillés comme ils étaient, Miche et Umbo détonnaient.

« On n’est pas chez nous, là, fit remarquer Umbo.

— Bon sens de l’observation », répliqua Miche. Sur quoi il attrapa le bras d’Umbo et le traîna jusqu’à un garde à cheval. « Monsieur, l’interpella-t-il, mon fils et moi venons d’arriver en ville. Nous cherchons une auberge. Ce quartier semble un peu au-dessus de nos moyens… pourriez-vous nous indiquer… »

Le garde prit tout juste la peine de les toiser de la tête aux pieds. Il donna une imperceptible secousse à sa monture, qui s’éloigna en claquant des fers contre le pavé.

« Trop aimable, commenta Umbo.

— C’était prévu, lui confia Miche. Le but était de lui confirmer qu’on n’était pas d’ici. Et pas très futés non plus. Si je m’apprêtais à faire un coup fourré, j’aurais tout fait pour l’éviter. Surtout avec mon petit monte-en-l’air derrière moi.

— Ton petit monte-en-l’air ?

— On a dû lui faire cette impression – celle d’un cambrioleur et de son complice, qui grimpe sur les balcons et les toits avant de se glisser à l’intérieur par une cheminée ou une fenêtre ouverte.

— Et pourquoi on ne passerait pas pour un père et son fils ?

— Dans ce quartier, habillés comme ça ? Il y a peu de chances !

— Et qu’est-ce qu’on fait ici, alors ?

— On se rapproche de Rigg, en espérant qu’il est encore en vie. On laisse nos traces un peu partout. Il finira bien par tomber dessus. Même à travers les murs, il les voit. C’est bien ce que tu m’as dit, non ? S’il est quelque part, c’est ici, dans ce genre de quartier.

— Je n’y avais même pas pensé, grommela Umbo.

— Et à quoi tu avais pensé ? À demander l’adresse de la famille royale, et à te faire inviter pour le thé ?

— Je croyais que le Conseil révolutionnaire autorisait les citoyens ordinaires à leur rendre visite, et même à repartir avec leurs habits et des trucs comme ça.

— Oui, c’est vrai, mais pas n’importe quel citoyen. Et pas n’importe quand non plus. Seulement quand le Conseil cherche à les humilier, à lancer un avertissement ou à faire passer un message politique. Et on n’a rien de “citoyens ordinaires”.

— C’est juste pour en mettre plein la vue, quoi.

— Comme tout en politique, acquiesça Miche. À part les coups de poignard dans le dos. Là, c’est ni vu ni connu. »

Au lieu de retourner vers des quartiers plus sûrs – enfin, surtout pour les pauvres –, Miche s’engagea dans des artères encore plus cossues. Les maisons y faisaient désormais la taille de dix, sans une fenêtre sur la rue, sauf aux derniers étages.

« Ils vivent dans le noir ? s’étonna Umbo.

— Les maisons ont de grandes cours intérieures, leurs fenêtres donnent sur des jardins privés. De vrais petits châteaux.

— Petits, petits… il faut le dire vite, objecta Umbo.

— C’est parce que tu n’as jamais vu un château.

— Et il n’y a qu’une famille par maison ? s’enquit Umbo.

— Une famille, plus leurs domestiques, leurs gardes, leurs invités, leurs trésors, leurs bibliothèques et leurs animaux de compagnie. De quoi faire tenir tout un village.

— La fenêtre, remarqua Umbo. Un peu haute pour un monte-en-l’air, non ?

— Oui, confirma Miche. Et sois discret quand tu regardes en l’air. »

La rue déboucha soudain sur un parc aux vastes pelouses plantées de massifs fleuris, de bosquets, et de quelques arbres, ici et là. Même le drain creusé pour assécher ces terres surélevées se bordait d’un joli tapis herbeux, maintenu bien ras par quelques chèvres en liberté. De cet écrin de verdure s’élevaient, épars, plusieurs édifices massifs plafonnés à trois étages, trapus et de facture magnifique. Leurs façades étaient d’un blanc éclatant.

« Nous y voilà, annonça Miche. La Grande Bibliothèque d’Aressa Sessamo.

— Où ça ?

— Tout ça, balaya Miche de la main. D’où la “grande” bibliothèque, tu saisis ?

— On entre ?

— Parce qu’on a l’air de rats de bibliothèque, d’après toi ? rétorqua Miche. Ils nous prendraient pour deux fous échappés de l’asile.

— Je sais lire, moi !

— Et ton dernier bain, il remonte à quand ? siffla Miche. Oublie ça. Si Rigg est autorisé à sortir, c’est ici qu’il viendra chercher les réponses aux questions qu’il se pose, sur son pouvoir, ses ancêtres, la politique. En traînant dans le coin, on multiplie les chances qu’il nous retrouve.

— Franchement, j’ai du mal à comprendre ce que les gens lui trouvent, à cette ville, commenta Umbo.

— On a quand même devant nous la plus grande bibliothèque du monde, lui rappela Miche.

— Oui, mais on ne peut pas entrer, alors bon…

— Si tu y tiens tant, on peut aller acheter ce qu’il faut comme habits, suggéra Miche. Mais il faudra aussi s’installer dans un autre quartier – chez ceux parmi lesquels la garde municipale et les espions du Conseil vont vite nous repérer.

— Je les voyais plutôt chez les pauvres, moi.

— Et pourquoi ça ?

— Parce que les criminels sont là-bas.

— Les mendiants et les voleurs à la tire, oui, mais sans émeute, la garde n’y met pas les pieds. Tant que ce sont les paysans, les ouvriers et les commerçants qui se font détrousser, ça leur va. Par contre, si tu commences à te payer de beaux habits et une chambre dans les quartiers huppés… là, tu éveilles les soupçons. C’est que tu vas essayer d’escroquer les riches, de t’infiltrer dans la haute, d’espionner les puissants ou encore de flamber sans t’être assuré au préalable de graisser les bonnes pattes. Tu deviens suspect, tu vois ?

— Inutile d’entrer à la bibliothèque alors. Je préfère encore rester invisible, trancha Umbo.

— C’est que tu deviendrais presque intelligent, toi, à force de me côtoyer. »

Miche s’assura qu’Umbo ne rate rien des jardins et des bâtiments de la bibliothèque, le tout à bonne distance et en mouvement, pour ne pas paraître suspects. Ils prirent ensuite la direction du sud et, en se fiant aux effluves et au bruit croissant, ne tardèrent pas à se rapprocher de la rivière. Ils allaient enfin pouvoir se fondre dans la foule. Au premier garde croisé, Miche refit le coup du touriste perdu : « Ces bâtiments blancs, là, c’est le palais du roi ? »

Le garde sourit, mais surtout de mépris. « Bibliothèque, indiqua-t-il, laconique. La royauté, c’est fini, au cas où vous auriez manqué la Révolution.

— Ah… fit Umbo d’un ton de queuneu attardé. Le Conseil les a tous tués finalement ? »

Miche le foudroya du regard – et pas uniquement pour coller à son rôle de père impatient. « Tu as fini de faire perdre son temps à l’officier avec tes idioties ! » le tança-t-il d’un taquet sur le crâne. La tête d’Umbo plia sous la force du tavernier… en apparence seulement. Umbo avait anticipé, rentrant le cou pour épouser la courbe du poing ; un mouvement répété entre eux à leurs heures perdues.

« Circulez ! » hurla le garde.

Miche fit traverser Umbo à coups de botte dans le train, vers la partie la plus crasseuse, animée, bruyante, vivante, colérique et joyeuse d’Aressa Sessamo ; là où vivaient les vraies gens.