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« Vous avez là un jardin somptueux, observa Rigg. Et la demeure attenante ne l’est pas moins. Je m’étonne que le Conseil accepte d’en laisser la propriété à un seul homme, quand tant vivent dans la misère. Quel est votre nom, honorable hôte ? Je veux connaître l’identité de celui que le Conseil estime digne d’un tel trésor public. »

L’hôte, rouge de confusion, accueillit la question d’une légère courbette. « Flacommo, pour vous servir.

— Mon cher Flacommo, mon cher ami, le flatta Rigg, que diriez-vous d’entrer ? Les moustiques d’Aressa Sessamo semblent beaucoup m’aimer, ils sont en train de me dévorer.

— Le delta sur lequel nous vivons est un vrai marécage, expliqua Flacommo, soudain plein d’entrain. Le minimum ici est d’une bonne demi-douzaine de piqûres par personne, mais nous autres habitants des lieux y sommes habitués. Puisqu’il est question de dévorer, suivez-moi à la cuisine. Mon petit doigt me dit que si vous vous y prenez bien, le cuistot pourrait bien avoir un petit quelque chose pour vous.

— Je serai ravi de jouer les commis le temps de mon séjour, si vous n’y voyez pas d’inconvénients, sieur Flacommo. Je m’y entends en découpe, surtout s’il y a du gibier au menu. »

Rigg avait conscience de l’image un tant soit peu déroutante qu’il renvoyait de lui-même : franchise frisant l’incorrection, manières de trappeur, pas contre l’idée de mettre la main à la pâte… les échos de cette première rencontre avec le prince présumé feraient vite le tour de la ville. Le Conseil aurait beau essayer de les taire, Rigg avait rendu ses déclarations trop croustillantes pour que les témoins de la scène les gardent pour eux.

Il les avait soudoyés, mais avec bien plus qu’un peu de monnaie : avec des secrets merveilleusement scandaleux. Quel prestige plus grand pour ces domestiques et courtisans que de devenir les dépositaires de la vérité sur l’intimité des puissants ? Aucun ne résisterait à l’envie de la confier au voisin. Et de voisin en voisin, d’ici au lendemain matin, des milliers d’oreilles auraient eu vent de l’histoire.

Plus il ferait jaser et plus ils seraient nombreux à se soucier de lui, à l’apprécier, à en redemander, et plus ils le protégeraient malgré eux, en devenant autant de témoins du traitement qu’on lui ferait subir. Et si Umbo et Miche passaient par là, ils se fieraient aux ragots pour le retrouver.

Mère désapprouvait, Rigg le voyait bien. Le contraire aurait été surprenant. Pour autant qu’il le sache, elle le préférait plutôt mort que vif, laissant le Conseil se salir les mains à sa place si possible. Flacommo n’avait pas dû apprécier lui non plus. Lui, l’ami fidèle, le dévoué serviteur prêt à se sacrifier pour le bien-être de la famille royale, avait soudain pris un tout autre visage : celui de son geôlier.

La réaction la plus théâtrale fut celle d’Erbald. Alors que Mère accompagnait Rigg vers la maison, impatiente de pouvoir profiter de son fils pour la première fois depuis sa brutale disparition, Erbald annonça son congé, puis jeta subitement le bras autour des épaules de Rigg. « Voulez-vous, jeune Rigg, m’accompagner au portail ? » clama-t-il.

Rigg l’accompagna volontiers.

« Bien joué, pour un amateur, lui susurra le Secrétaire à l’oreille.

— Joué ? dit Rigg en reculant, affable. Vous avez vu quelqu’un jouer ?

— À popularité provisoire, sécurité provisoire. N’oublie pas que le soutien du peuple ne dure qu’un temps. Qu’une seule rumeur vienne te salir – surtout si elle est fondée – et il te mettra en morceaux. »

À ces mots, il sortit à grandes enjambées, laissant Rigg seul face aux portes qui se rabattaient sur la ville.

Dans la cuisine, Rigg se mêla aux domestiques en pleine préparation des ragoûts et tartes du lendemain. La gastronomie et lui, ça faisait deux – c’était tout juste s’il n’attribuait pas la levée du pain à quelque acte de sorcellerie –, mais il savait tout de même émincer une carotte, peler une patate, évider une pomme ou dénoyauter une pêche. Flacommo n’avait pas donné ses consignes au chef qu’il jouait déjà du couteau pour aider son jeune voisin.

« Ce n’est pas un travail pour un fils de la maison royale », s’indigna Flacommo.

Rigg s’étonna de cette remarque. « Si maison royale il y avait, très certainement, monsieur. Or il n’y en a point. Pas de maison royale, pas de fils de la maison royale. En revanche, quand il y a du travail, je le fais, cela me paraît normal. » Rigg se tourna vers le chef. « En êtes-vous satisfait, monsieur ? »

— Pleinement, monsieur, lui répondit le chef, mais ce n’est pas à vous de m’appeler monsieur.

— Pourquoi ? questionna Rigg. Mon père m’a toujours dit de m’adresser aux aînés par “monsieur” et “madame”, par respect pour leur sagesse et la bonne fortune de leur âge.

— Sagesse et bonne fortune, s’esclaffa Flacommo comme s’il n’avait jamais rien entendu d’aussi drôle. Il n’y a vraiment que les jeunes pour croire à la “bonne fortune” des vieillards, avec leurs rhumatismes, leur calvitie et leurs ballonnements incessants.

— Je me considérerai comme extrêmement chanceux, monsieur, si je vis suffisamment longtemps pour souffrir de ce que vous décrivez. »

Flacommo, décidément bon public, rit de plus belle. Rigg aperçut, l’air de rien, sa mère bouger imperceptiblement la tête. Comprenait-elle enfin son manège ? L’approuvait-elle ?

« Nous prendrons soin de nourrir le jeune, monsieur, dit le chef à l’adresse de Flacommo. L’un des garçons peut déjà lui montrer sa chambre, ils savent tous laquelle est prête.

— Une chambre ? demanda Rigg. Pour moi ? Pourquoi pas, après tout, un peu de confort ne me fera pas de mal après ce périple. Encore quelques pommes et nous pourrons monter. Pour ce qui est du repas, du fromage et une tranche de pain feront l’affaire. »

Rigg n’avait aucune intention de monter où que ce fût, et certainement pas dans une chambre préparée spécialement pour lui. C’était le piège parfait. Sa meilleure défense serait d’aller dormir dans un endroit où personne ne l’attendait, avec beaucoup de témoins si possible.

« Je crois savoir que votre mère brûle de vous parler, déclara Flacommo.

— Il y a un tabouret, montra Rigg. Pourquoi n’y prendrait-elle pas place pendant que je finis de peler ces pommes ? »

Cette simple suggestion fit passer un vent de panique parmi les domestiques. Rigg l’accueillit d’un éclat de rire. « Eh bien, on dirait que c’est une première ? C’est le moment de faire sa connaissance !

— Je crains que notre bien-aimée Dame Hagia ne soit pas autorisée à aider en cuisine, comme vous semblez le suggérer, l’arrêta Flacommo. L’usage des couteaux lui est formellement interdit. »

Rigg brandit son vide-pomme. « Vous appelez ça un couteau, vous ?

— Oui, dans la mesure où vous poignardez la pomme, opina Flacommo.

— Gare à la boucherie, pouffa Rigg. Imaginez, être vide-pommé à mort ! » Il se pressa l’ustensile contre le plexus. « La force qu’il faut… venez m’aider ! »

Plusieurs domestiques éclatèrent de rire malgré leurs efforts pour rester impassibles. Cette nouvelle anecdote s’ébruiterait vite hors de la cuisine.

« Mère, la soirée est déjà bien avancée. Je vous invite à retrouver votre chambre pour une bonne nuit de sommeil. Nous pourrions discuter demain à tête reposée. J’ai pour ma part déjà bien dormi, bercé par le roulis du bateau et les doux ballants de la chaise à porteurs. » Rigg disait vrai, il ne dormait jamais à heure fixe – il s’y était d’ailleurs entraîné sur le bateau, pour que personne ne puisse prévoir ses coups de fatigue.