Ils dénichèrent une taverne qui ne devait pas souvent afficher complet – il n’y aurait pas de charmante pension des faubourgs cette fois ; celles d’Aressa Sessamo étaient bien trop excentrées. Pas plus haute que les maisons à trois étages des quartiers riches, la taverne réussissait tout de même l’exploit d’en caser cinq dans sa carcasse, chacun gagnant un demi-mètre sur la rue par rapport au précédent.
« Tu crois que ça va se voir, si je paie un extra pour une chambre au deuxième ? »
Déjà fatigué à l’idée de devoir monter l’escalier, Umbo suggéra : « Et pourquoi pas au premier ?
— Au premier, ça risque de renifler les odeurs de la rue.
— C’est toi qui sais, dit Umbo. Je ne suis jamais venu, moi ! »
Le maître des lieux était d’humeur joviale, mais se fichait pas mal de savoir que Miche tenait lui-même une taverne sur la rivière. « Les bateliers, c’est de la vermine, lâcha-t-il. Ils rentrent pas chez moi.
— Bonne chose qu’on n’en soit pas alors, déclara Miche. J’en croise assez comme ça chez moi. On est arrivés par la route. »
Ils tombèrent d’accord sur le prix de la chambre, plus un supplément pour le bain. Après les avoir toisés d’un air narquois, l’aubergiste ajouta : « Prenez-en deux, va. Sauf si le deuxième veut prendre un bain de boue. »
Miche gloussa et accepta. « Ça sent bon chez vous, dites-moi ! fit-il remarquer.
— La salle à manger est ouverte à tous les clients du second, les informa l’homme. Si vous avez faim tout de suite, il y a la salle commune. Certains ne vont peut-être pas apprécier, mais bon…
— Qu’est-ce que tu choisis, fils ? demanda Miche.
— Je suis affamé, monsieur, dit Umbo.
— La salle commune, dans ce cas, trancha Miche. On essaiera la salle à manger demain.
— Je vous laisse avec mon gars, il va monter vos bagages. »
Le « gars » en question s’avéra être une jeune adolescente au regard insolent. Miche lui lança un bout, qu’elle attrapa au vol en reniflant. « Si vous pensez qu’un tel pourboire vous autorise à voir ce qui se passe sous ma robe, vous vous fourrez le doigt dans l’œil.
— J’espérais surtout qu’il permette à nos bagages d’arriver au second, sans que le porteur soit trop regardant sur leur propreté. Mais si vous préférez un valdecoche, marché conclu. »
Pour toute réponse, elle empocha la pièce dans son tablier, souleva les sacs à bout de bras et entreprit tant bien que mal l’ascension des deux étages.
Umbo se guida au bruit et aux odeurs vers la salle commune. Il était encore tôt pour dîner – le soleil se couchait à peine –, mais la gargote était comble, signe que la cuisine devait y être de qualité, ou du moins bon marché, pour attirer plus de clients que les chambres ne pouvaient en compter. On y croisait de tout, du balafré à la petite famille attablée. Même les piliers de bar couperosés ne se faisaient pas particulièrement remarquer. En fait, il y régnait un joyeux bazar.
On leur fit glisser leurs assiettes. Umbo ne sut dire ce qu’il y avait dedans mais, en tout cas, c’était un vrai délice, copieux, et il y avait même du rab.
« Aressa Sessamo n’est pas connue pour son architecture, expliqua Miche en se pourléchant les babines entre deux boulettes de poisson épicé, mais pour sa cuisine. La meilleure de l’entremur.
— Pas étonnant que ce soit plein, observa Umbo.
— Ici, les paysans mangent comme des princes », continua Miche.
Sa remarque manqua un peu de discrétion. « Les princes seraient bien inspirés de manger comme des paysans ! » beugla l’un des buveurs accoudés à l’autre bout de la salle.
Plusieurs têtes se tournèrent – le ton belliqueux de l’homme semblait déplacé, ici.
Miche se contenta d’un sourire : « Vous m’enlevez les mots de la bouche, monsieur ! lança-t-il.
— Et v’là-t-y pas qu’ils nous ont retrouvé un petit bâtard qui se fait passer pour l’un d’eux », enchaîna l’homme.
Le regard d’Umbo croisa celui de Miche. Rigg est vivant.
« C’est quoi leur plan, à votre avis ? continua de déblatérer l’ivrogne. Restaurer la monarchie, mobiliser nos enfants et repartir en guerre ! Pour mieux nous enlever le pain de la bouche et nous saigner à blanc ! »
Miche souriait maintenant de toutes ses dents – oh, oh, pensa Umbo, danger. Ce sourire n’annonçait jamais rien de bon. Umbo pouvait même lire dans les pensées du tavernier. Ah, parce que tu ne paies pas d’impôts, toi ? Le Conseil révolutionnaire n’a pas d’armée, peut-être ?
Mais à la place, il entendit une petite voix monter de sous la table et sentit une main posée sur son genou. « Ne dis rien ! » s’empressa de chuchoter la voix d’un ton sec.
Umbo baissa la tête et vit une silhouette disparaître. Il eut le temps de la reconnaître – ou plutôt de se reconnaître, habillé comme maintenant, un œil au beurre noir et une lèvre gonflée en plus.
Umbo releva le front. Miche avait visiblement reçu le même message ; il en était même le principal destinataire. Le tavernier semblait déboussolé. « J’allais juste dire… »
Umbo écarquilla grands les yeux et lui intima de se taire en décollant les deux mains de la table de quelques centimètres. Si Umbo avait fait le voyage jusqu’ici la tête en sang pour leur dire de la boucler, il valait mieux l’écouter.
L’hésitation de Miche n’échappa pas à l’ivrogne, qui s’engouffra dans la brèche. « Le petit prince de mes deux a des amis, qu’on dirait ? le héla-t-il. C’est ça que vous voulez, un enfant roi ? Hagia la non-reine, elle suffit bien, pour les nostalgiques. Ça fait pas de mal, ça a pas d’ambition. Mais le gamin ! Bientôt il aura une main dans nos poches et une autre sous les jupes de nos femmes ! »
Il s’était levé, et d’autres avec lui.
« Y a pas plus loyal citoyen que moi ! beugla-t-il. Mais par le coude gauche de Ram, que je vous croise pas ici à racoler pour ce Rigg-là !
— Plutôt le flageller ! cria Miche en se levant à son tour, une boulette de poisson entre les doigts, le bras levé bien haut. Qu’on promène la reine en laisse, mon ami, s’il plaît au Conseil, je vote pour. Mais là, tout de suite, mon ventre crie famine, alors je dis : Gloire aux boulettes ! »
Tous les hommes debout trinquèrent en l’honneur des boulettes, le belliqueux buveur compris, sous les vivats de la salle. Tout rentra rapidement dans l’ordre.
La jeune servante vint débarrasser leurs assiettes et leurs coupes dès qu’ils eurent terminé. Elle se pencha vers Miche : « Bien joué, monsieur. Mais mon maître aurait dû vous prévenir : les fidèles de la reine se réunissent régulièrement ici.
— Et l’emblème royal ? murmura Miche. Je ne le vois nulle part.
— Pour s’attirer les foudres du Conseil et finir en prison ? Sans façon, glissa-t-elle. Vous avez évité les débordements, merci. »
De retour dans leur chambre, où un bain chaud les attendait, Miche ordonna à Umbo de se déshabiller et de sauter dedans. « N’oublie pas le savon. Et frotte plutôt deux fois qu’une, crapaud boueux. »
La tête dans la chemise, Umbo lui lança : « Même pas un petit merci pour t’avoir prévenu de tenir ta langue et nous éviter une dérouillée ?
— Mmm… non, sourit le tavernier, étendu à même le plancher.
— Tu es au courant qu’on a des lits ? s’assura Umbo.
— Oui, mais je préfère m’y allonger propre après mon bain, indiqua Miche.