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Il apporterait à l’expédition son inexpérience, son ignorance et sa naïveté. Il ne chercherait pas à catégoriser immédiatement ses découvertes, à créer une nouvelle taxonomie du Jardin ni à tirer de conclusions sur son histoire géologique en fonction de ce qu’il savait de celles de la Terre.

Il se contenterait de découvrir le Jardin avec un regard d’ingénu : celui du premier être sensible à en fouler le sol.

Il pilota la navette d’exploration comme s’il avait fait ça toute sa vie – l’air ressemblait à de l’air, le climat à un climat terrestre, et les systèmes de pilotage assisté compensèrent les écarts de pression atmosphérique entre le Jardin et la Terre. Ils se posèrent comme une fleur.

À la sortie de la navette, aucune pensée profonde qui marquerait à jamais la première et dernière visite de l’homme sur ce nouveau monde dans son état virginal ne lui vint spontanément à l’esprit. Il portait un appareil respiratoire et une combinaison sous vide le protégeant de toute incursion d’un corps étranger, mais si transparent pour l’un et léger pour l’autre que l’osmose était presque parfaite avec le milieu ambiant. L’herbe ployait, vigoureuse, sous ses pieds. Il ne pouvait rien sentir et l’air frais sur son visage était soufflé par son respirateur, mais des sons filtraient ; le bourdonnement sourd et strident des insectes, le bruissement des feuilles caressées par la brise. Il voyait l’herbe ondoyer, les arbres projeter leur ombre, et les montagnes se dresser à l’horizon.

Il regretta d’en savoir si peu sur sa propre planète – son éducation, sa formation, son entraînement ne lui avaient donné qu’un maigre aperçu des habitats terrestres. Dans son ignorance, il ne savait s’il devait s’émerveiller devant le foisonnement d’insectes rebondissant à l’infini dans les herbes hautes, ou devant ces reptiles de toutes tailles qui en jaillissaient, tous membres palmés dehors, comme des parachutes, avant de replonger, un insecte au bout de la langue, dans les mâchoires ou dans leurs griffes.

Les sacrifiables confirmèrent que le vert des herbes et des feuilles émettait une fréquence différente de celui des végétaux terrestres. Ram constata pour sa part que l’herbe ressemblait à de l’herbe et les feuilles à des feuilles, comme sur Terre. La fonction détermine la forme, songea-t-il. L’implantation d’une vie terrestre ne bouleverserait peut-être pas tant que ça la destinée de cette planète, finalement.

Un insecte vint se coller à sa combinaison. Un second. Un troisième. En quelques secondes il se retrouva dans le noir complet, à l’exception de quelques rares rayons qui parvenaient à se frayer un passage à travers la masse de pattes et d’ailes collée à son masque. Ils étaient si nombreux qu’il sentait jusqu’à leur poids sur lui.

Il ne bougea plus.

Si ces insectes étaient des parasites – et à leur comportement, c’était à parier –, ses cinq litres de sang ne suffiraient pas. La faune locale avait dû développer des défenses naturelles pour se protéger de telles nuées, mais lui, il était à leur merci. Et même si son sang était inexploitable par leur organisme, une fois pompé, il y resterait.

Ce qui soulevait un problème de taille pour les colons. Car quelle option préférer ? La cohabitation au prix de dix mille ans de lutte ou l’éradication pure et simple, avec tout le reste, pour mieux repartir à zéro ?

De nombreux insectes y échapperaient, mais pas les parasites, privés de leurs hôtes.

Et ces sauteurs, insectes ou reptiles, survivraient-ils ?

Ram traversa la prairie, tomba sur un ruisseau et s’agenouilla au bord de l’eau. Il regorgeait de poissons gris argenté et d’anguilles. Il remonta la berge jusqu’à un arbre isolé et posa la main à plat sur l’écorce. Je t’ai touché, lui dit-il en silence. J’ai caressé cette feuille de la main.

Pendant ce temps, les sacrifiables s’activaient, fidèles aux consignes : collecter toute la vie animale et végétale présente dans cette prairie en échantillons d’analyse, pas de conservation – il était encore trop tôt pour ça. Ram continua à musarder jusqu’à ce que les sacrifiables estiment leurs containers suffisamment pleins pour un premier voyage.

La planète fut ratissée : forêts tropicales, déserts, hautes montagnes, bords de mer, tout y passa. Ils suivaient la rotation du Jardin pour profiter du plein jour à chaque arrêt. Les échantillons nécessaires à la première série d’analyse collectés, les sacrifiables décrétèrent cette phase terminée. Ram était exténué ; il tombait de fatigue.

« C’est fini ? se rassura-t-il.

— Oui.

— Très bien, alors je vais faire un somme avant de reprendre les commandes, annonça-t-il.

— Nous n’avons pas besoin de vous pour rentrer, déclarèrent les sacrifiables de concert. Allez dormir, vous arriverez reposé au vaisseau.

— Pourrai-je explorer à nouveau la surface du Jardin ?

— À chacune de vos visites, cette surface sera celle du Jardin, indiqua le sacrifiable. Maintenant, si votre question est “À ma prochaine visite, la surface du Jardin sera-t-elle toujours dans sa forme originelle ?”, la réponse est non. Mais tous vos actes et paroles ont été enregistrés. Prenez le temps d’y ajouter vos dernières observations avant la stase. De notre côté, nous vous communiquerons tout résultat d’analyse susceptible de modifier notre plan initial. »

Ram bâilla à s’en décrocher la mâchoire.

« C’est un endroit magnifique, déclara-t-il. Étrange à plus d’un titre, mais en tout point aussi beau que la Terre. Notre but est d’offrir à l’humanité un nouveau monde où vivre sans recourir aux artifices des dernières technologies, et ainsi de protéger notre race de l’extinction. À ces fins, nous allons raser un biote dont le seul crime est d’avoir failli à développer une espèce sensible avant notre arrivée.

— Ce qui est exactement ce qu’une intelligence supérieure fera très certainement subir un jour à la Terre, intervint le sacrifiable, justifiant ainsi l’expansion humaine sur d’autres planètes, seul moyen d’assurer sa survie dans l’éventualité d’une catastrophe. La vie se développe partout où elle le peut. Aucune planète habitable ne saurait rester inhabitée. Si cela peut vous consoler, en cette minute de profonde mélancolie qui est la vôtre, rappelons à toutes fins utiles que tout n’est que remplacement de certaines formes de vie par d’autres. Une espèce incapable de rivaliser avec une autre cède sa place. Nous ne faisons rien d’autre à cette planète que ce qu’elle aurait fini par se faire à elle-même.

— J’ignorais que la ratiocination fût inscrite dans votre programme, observa Ram.

— C’est l’une des raisons pour lesquelles nous faisons de si bons compagnons. »

* * *

L’escorte de Rigg était réduite à un seul garde, mais pas des moindres – peu disert et athlétique, son cerbère semblait n’attendre qu’un faux pas de sa part pour pouvoir le plaquer au sol. En quittant la maison de Flacommo, un matin, Rigg lui annonça : « Je dois aller à la Bibliothèque de la Vie.

— Ce n’était pas le domaine de recherche de votre père, rétorqua le garde.

— Je ne suis pas mon père, ça tombe bien, poursuivit Rigg. D’ailleurs, la décision de reprendre ses recherches vient de moi seul. Aucune bibliothèque ne m’est interdite. »

Le garde fixa Rigg du regard, suspicieux. Puis céda ; si Rigg avait raison, inutile de perdre son temps à vérifier. « S’ils vous mettent à la porte, c’est votre problème, déclara-t-il.