— Ça ne vous dérange pas qu’on y aille en courant ? Ensemble, je veux dire. Je n’ai pas couru depuis que je suis à Aressa Sessamo, je manque d’exercice.
— Si, ça me dérange, répondit le garde.
— Vous êtes plus rapide que moi, sinon je ne vous aurais pas demandé. Même si j’essaie de vous semer, en trois foulées vous serez sur moi. Vous avez un physique de coureur, ça se voit. »
Les flatteries de Rigg laissèrent le garde sceptique mais finirent par faire leur chemin. « Restez devant moi, finit-il par céder.
— C’est plutôt à vous de rester derrière moi. Je me sens tout rouillé… une grand-mère me doublerait. »
Rigg courut jusqu’à la Bibliothèque de la Vie. Le garde le suivit au train, la foulée légère, prêt à l’empoigner par les cheveux au moindre signe de fuite. À l’arrivée, Rigg était en nage, à bout de souffle. Le garde, à peine chaud. Tu te laisses aller, attention, pensa Rigg. Et si tu devais t’échapper ?
Et Param ? Pendant toutes ses années recluse, à vivre dans un cocon, elle n’a jamais eu à travailler son endurance ou sa vitesse. Elle est plus que svelte : elle n’a que la peau sur les os. Même en trottinant, j’irais plus vite qu’elle. C’est ce qui arrive aux prisonniers, si luxueuse soit leur cellule. Le corps finit par se ramollir, s’affaiblir, tant et si bien qu’à la fin toute tentative d’évasion devient vaine.
À peine le seuil de la bibliothèque franchi, Rigg interpella la première bibliothécaire venue. « Avez-vous vu Bleht, aujourd’hui ?
— Qui… ?
— Bleht – une microbiologiste.
— Je sais qui est Bleht, merci, s’offusqua la bibliothécaire. Qui, voulais-je dire, la demande ?
— Rigg Sessamekesh. »
La bibliothécaire jeta un œil au garde par-dessus son épaule, qui approuva certainement à en juger par l’adorable rougissement de la demoiselle. « Tout de suite. » La bibliothécaire se mit en quête de la microbiologiste avec une diligence empesée.
« Je ne m’en lasserai jamais, murmura Rigg au garde. La réaction des gens à mon nom, comme si la royauté signifiait encore quelque chose.
— Elle signifie plus que vous ne pourriez l’imaginer, et pour beaucoup de monde, confirma le garde.
— Et pour vous ? s’enquit Rigg.
— Elle signifie que je dois vous tenir à l’écart du danger.
— Et si le danger, pour moi, c’était vous ? poursuivit Rigg.
— Vous n’êtes pas un garçon ordinaire, déclara le garde. Comme votre père. Qui était un homme bon. »
Rigg en profita pour scruter les lieux à la recherche de traces fréquentes de Père Knosso… bingo, une flottait là, sous ses yeux, très ancienne. Son père l’avait laissée alors qu’il avait à peine son âge.
« Vous le connaissiez, devina Rigg.
— Je l’escortais à la bibliothèque, confia le garde. C’est moi qui ai mis son bateau à l’eau pour son dernier voyage.
— Vous avez vu les mains de ces créatures sortir de l’eau ?
— Je n’avais pas de télescope. Mais quelque chose l’a fait passer par-dessus bord, c’est une certitude. Quelque chose plus proche de bras que de tentacules.
— Et mon père, à quoi ressemblait-il ? demanda Rigg.
— À vous, lâcha le garde.
— Vous vous appelez comment ?
— Pour un prisonnier, personne.
— Et pour les autres ?
— Ça dépend.
— Pourquoi tant de secret ? »
Le garde laissa échapper un petit rire. « Olivenko, céda-t-il. C’était aussi le nom de mon père.
— Vous étiez là quand le mien a découvert qu’il pouvait traverser le Mur inconscient ?
— Oui.
— Étudiait-il quelque chose en particulier à ce moment-là ? s’enquit Rigg.
— Pas que je me souvienne, dit Olivenko. Nous n’étions pas à la bibliothèque. »
Rigg soupira. « Ça lui est juste venu comme ça, alors.
— Je le crois aussi.
— J’en conclus qu’à part le mener dans l’impasse, ses recherches n’auront servi à rien.
— Si, à savoir quelles pistes ne pas suivre pour justement éviter d’y tomber. C’est ce qu’il m’a confié. »
Qu’est-ce que tu attendais pour le dire ? eut envie de le secouer Rigg. Mais si Olivenko avait attendu, c’est qu’il avait ses raisons. Et le braquer était inutile.
Jusque-là, Rigg avait eu de son garde du corps l’image du pur antiroyaliste – le genre à faire l’unanimité auprès du Conseil pour le surveiller.
Mais il connaissait son père et semblait l’avoir plutôt apprécié. Peut-être son humeur maussade venait-elle tout simplement de ce qu’il n’aimait pas Rigg. Ce qui expliquerait aussi son manque d’entrain à révéler ce qu’il savait sur Père Knosso. En même temps, si tu voulais savoir, il fallait demander.
« Donc il a risqué sa vie, résuma Rigg, sur une intuition.
— C’est ce que je lui ai dit, déclara Olivenko.
— Et qu’a-t-il répondu ?
— Qu’on risquait sa vie chaque jour sur des intuitions.
— Mais celle-là, Père Knosso l’a payée cher. »
Olivenko acquiesça d’un hochement de tête. Rigg nota chez lui une légère crispation.
« Ça vous dérange que je l’appelle “père”, fit-il remarquer.
— Appelez-le comme vous voulez », s’irrita le garde. Son ton était devenu glacial.
« Vous doutez de notre filiation, c’est pour ça ?
— Vous lui ressemblez. Vous avez la même voix. La même arrogance, aussi.
— Si vous le dites, poursuivit Rigg. Le seul père que j’ai eu, à ma connaissance, est mort l’automne dernier dans les Hautes Forêts. Si je suis là, c’est parce que d’autres que moi me croient le fils de Knosso et Hagia. Je n’étais qu’un moucheron dans ce monde, je virevoltais l’esprit léger. Et puis, un jour, j’ai eu le malheur de chatouiller la mauvaise oreille. »
Olivenko resta de marbre.
« Qu’est-ce qui vous déplaît dans le fait que j’appelle Knosso “père” ?
— Rien.
— Vous vous êtes raidi, pourtant.
— Vraiment ? Alors je me suis trahi. »
Un peu d’humour briserait peut-être la glace. « Et pour une telle trahison, que prévoit la cour martiale ? Cent coups du plat d’une épée ? Quel crime, un soldat trahissant ses émotions…
— Ce n’est pas le soldat Olivenko qui a failli, rétorqua le garde. C’est le lanceur d’argile. »
Les « argiles » était un jeu d’argent joué avec des perles creuses, percées ou pleines : après tirage au sort dans un sac de toile, neuf perles d’argile étaient lâchées du haut d’un petit toboggan de bois, face aux joueurs. Chacun à tour de rôle pouvait en soupeser trois, pas plus, pour deviner leur poids. Les perles percées étaient les plus trompeuses car en tombant, les trous restaient invisibles. Tout l’art du lanceur d’argile résidait dans sa capacité à demeurer impassible pendant la pesée. Se raidir, et a fortiori le montrer, était le pire aveu d’échec.
« Alors, à combien s’élevait la mise ? interrogea Rigg. J’ai gagné, mais le tapis semble vide.
— Il n’y avait rien à gagner, jeune citoyen, indiqua Olivenko.
— Si, de précieuses informations au contraire, le contredit Rigg, qui aurait été bien incapable, au demeurant, de dire lesquelles.
— Tout ce que vous avez appris, c’est que je ne devrais pas jouer.
— Pas seulement, bluffa Rigg pour qui les choses s’éclaircissaient soudain. Vous vous êtes crispé quand j’ai appelé mon père par son nom. Sur le coup j’ai pensé à de la colère rentrée, mais non. C’était du chagrin : “Père Knosso”, c’est comme ça que vous l’appeliez vous aussi, n’est-ce pas ? »