Olivenko détourna le regard. « Un point pour vous. Je m’incline.
— Je crois rêver. Le Conseil m’a affecté comme garde du corps un ami de mon père.
— Peu de gens sont au courant. À l’époque je n’étais pas soldat. Je vous ai dit que je l’escortais à la bibliothèque. En fait, je l’accompagnai, comme jeune apprenti. Je lui apportais de l’eau, lui portais ses livres. Il réfléchissait souvent à voix haute, moi je transcrivais, lui m’épelait les mots difficiles. C’était ma façon à moi d’apprendre.
— Pour finir simple garde, quel gâchis !
— Un minimum d’éducation ne peut pas faire de mal à un soldat.
— Sauf quand il faut obéir à une hiérarchie composée d’abrutis finis, déclara Rigg.
— Très juste, approuva Olivenko. Ça explique sans doute pourquoi je n’en ai pas. »
Rigg s’apprêtait à lui proposer de s’asseoir avec lui à une table, pour tout lui raconter sur son père, quand Bleht apparut. Les confidences du jeune homme attendraient.
La microbiologiste semblait impatiente et suspicieuse. Rigg la dérangeait visiblement dans son travail, quel qu’il fût. Il s’excusa et en vint directement au fait.
« Je pense que Knosso mon père n’a fait aucune découverte majeure en physique avant de tenter sa traversée du Mur par la mer.
— À moins que, par “physique”, vous n’entendiez “microbiologie”, je vois mal en quoi je pourrais vous aider.
— Il avait commencé à orienter ses recherches dans un tout autre domaine.
— Microbien ?
— Non, historique, précisa Rigg. Calendaire, plus exactement. Je le soupçonne d’avoir lu votre article sur la dualité de la faune et de la flore de cet entremur. Sur la possibilité d’une vie aux deux origines distinctes. Il vous a écrit, vous a fait passer des missives. Vous vous êtes rencontrés à plusieurs reprises à la Bibliothèque des Vies Passées. » Rigg était sûr de son coup, il avait vu leurs traces s’y croiser – mais il y avait alors prêté un tout autre sens.
Bleht s’assit et caressa de sa paume la chaise voisine. « Le visage de votre ami me revient maintenant, observa-t-elle avec un sourire enjoué, les yeux sur Olivenko. Vous étiez son garçon à tout faire, je me trompe ? Comme vous avez grandi.
— Le jeune citoyen Rigg a demandé à vous rencontrer avant que je ne lui en parle, se justifia Olivenko, crispé comme jamais.
— Ce qui ne veut pas dire qu’il l’ignorait.
— Le fait est que je l’ignorais, mais quelle importance ? intervint Rigg. Ce que je cherche à savoir, c’est de quoi vous parliez.
— De la pluie et du beau temps, ironisa Bleht.
— Très juste, de la pluie et du beau temps. Et du climat en général, ajouta Rigg. Et de tout un tas d’autres choses. Vous aviez fouillé le passé de votre côté et lui du sien, pour vos recherches. Il désirait comparer vos découvertes.
— Si vous êtes si malin, reprit Bleht, qu’en a-t-il déduit ?
— Vous allez me le dire. Comment le saurais-je ?
— Si vous n’aviez pas déjà une petite idée sur la question, vous ne seriez pas là. Je crois même que vous savez tout mais que ça vous amuse de jouer les naïfs.
— J’ai fait une découverte accidentelle à la Bibliothèque des Vies Passées : une frise chronologique. Une bande de papier, très large, mais pliée si fin qu’elle tenait dans la couverture d’un vieil ouvrage rédigé par un ancien savant de la Dynastie Perdue. La frise avait été recopiée trois fois à en croire le nombre d’initiales des copistes. »
Bleht resta silencieuse. En avait-il déjà trop dit ? Moins elle l’encouragerait à développer, plus il prendrait confiance en ses hypothèses.
« Sa chronologie démarre en l’an 11 191.
— Comme toute chronologie basée sur notre calendrier, intervint Bleht. Et malgré tout, certaines ne veulent rien dire.
— Sauf qu’il y a une note dans la marge, signée de l’auteur de la frise et fidèlement reproduite par les copistes, disant qu’après des recherches approfondies, en comparant tous les calendriers connus, l’histoire humaine serait née il y a onze mille ans exactement. Soit près de deux siècles après le début du calendrier.
— La datation d’événements historiques imaginaires est un exercice des plus délicats, indiqua Bleht.
— Mon père Knosso désirait savoir s’il existait une corrélation quelconque entre la chronologie de la dynastie et l’historique que vous aviez établi pour l’un des courants de vie.
— Sur quel genre de calendrier pourrait bien se baser un microbiologiste ?
— Vous ne le dites pas dans votre article…
— Vous l’avez lu ? Tout seul ?
— J’ai un peu bougé mes lèvres et compté sur mes doigts, mima Rigg, ce qui lui valut un petit rire de la chercheuse. Ce que votre article oublie de mentionner, c’est que l’un des courants d’évolution, et de loin le plus important, n’est apparu dans l’entremur qu’il y a onze mille ans seulement. Nous appartenons à ce groupe. Nous sommes liés génétiquement les uns aux autres et aux animaux que nous tuons pour survivre ou que nous domestiquons, mais à aucune forme de vie originelle.
— Originelle ? Notre variété biochimique, la plus répandue, ne se serait pas développée localement ? C’est là où vous voulez en venir ?
— J’ignore où je veux en venir, mentit Rigg, plus convaincu que jamais que son article traitait précisément de cela, sans qu’elle l’avoue de peur de compromettre sa crédibilité scientifique. J’aimerais savoir de quoi vous et mon père discutiez.
— De vous », assena Bleht.
Rigg fut pris de court. « De moi ?
— Vous n’étiez qu’un enfant, poursuivit-elle. Ensuite, vous avez disparu. Kidnappé, tombé dans un puits ou peu importe le sort que vous avait fait subir le Conseil dans les conclusions de ses enquêtes. Nous avons discuté de ce qui avait pu vous arriver. Pas de je ne sais quelle frise chronologique pliée en accordéon dans la couverture d’un livre de l’époque dynastique.
— Vous mentez ! s’insurgea Rigg.
— Soit, s’il vous plaît de le croire…
— Vous aviez des raisons de penser qu’aucune fouille archéologique portant sur les onze mille dernières années ne présente la moindre trace de notre passé biologique. Votre article y fait clairement référence.
— En introduction seulement, et sans aucun fondement scientifique. Pour accrocher le lecteur.
— Père Knosso l’a pris très au sérieux. Il a superposé sa chronologie à la vôtre et en a conclu que les êtres humains et la plupart des animaux de notre entremur ont surgi de nulle part. Nous venons d’ailleurs.
— Quoi ? De semences soufflées à travers le Mur tant que vous y êtes ! pouffa-t-elle. Toute cette évolution en onze mille ans ? Un peu de sérieux, voyons !
— Non, pas à travers le Mur – les plantes et les graines s’y propagent librement. D’un autre monde. Peut-être même d’un autre système solaire. » Et à ces mots, un déclic se produisit. Voilà donc ce à quoi Père faisait allusion. Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ? Toutes ces heures à lui parler en détail d’astronomie, de la vie, de son évolution génération après génération, sur des millions d’années ! Père n’avait rien laissé au hasard…
La notion de « limite de marée », en particulier, lui revint spontanément à l’esprit : si les millions de rochers et de débris de glace du Grand Anneau s’étaient agglutinés quelques milliers d’années plus tôt, une lune sphérique en serait née.