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« Dans un monde avec une lune plus grosse, chaque océan aurait ses marées, lui avait-il expliqué. La vie s’y développerait bien plus vite qu’ici car, poussée par les marées, la mer viendrait s’échouer plus à l’intérieur des terres. C’est à la croisée de la terre et de la mer que naît la vie, dans les flaques et les terres marécageuses. Un monde qui a la chance d’avoir une lune foisonne de vie. »

À travers ces mots, Père essayait-il de lui faire comprendre que les êtres humains venaient d’un tel monde ? « Un astronome ou un historien serait mieux placé pour vous éclairer », commenta Bleht.

Rigg crut un instant qu’elle répondait à ses pensées. Elle réagissait en fait à sa dernière phrase, sur la possibilité d’un « autre système solaire ».

« Ne voyez-vous pas ce que cela signifiait pour Père Knosso ? poursuivit-il. Il cherchait un moyen de franchir le Mur. La physique et l’histoire n’ont pas pu l’y aider, mais votre travail, si. Il a fait naître en lui l’idée que, peut-être, notre calendrier coïncidait avec l’arrivée des êtres humains et d’autres formes de vie, qu’ils transportaient avec eux. Des étrangers dans ce monde.

— Et alors ? chercha à comprendre Bleht.

— Les Murs existaient-ils déjà à leur arrivée ? Comment un système vivant, quel qu’il soit, pourrait-il évoluer dans un monde où aucune créature dotée de fonctions cérébrales supérieures ne serait capable de passer d’un entremur à l’autre ? Aucune souche, fût-elle née ici ou sur un monde doté d’une lune, ne se serait développée sur une planète délimitée par des Murs. »

Bleht resta pensive. Olivenko aussi.

Ce fut le garde qui brisa le premier le silence. « Je me souviens de l’avoir entendu dire : “Ça y est, on l’a fait.” Puis une seconde fois, après avoir regardé la frise : “On l’a fait.” Sur le moment, j’ai cru qu’on – lui et moi je veux dire – venait de faire quelque chose. Ce qu’il disait peut-être, c’était que la race humaine l’avait “fait”, qu’elle avait construit le Mur.

— En tout cas je peux déjà vous dire pourquoi vous feriez de piètres chercheurs tous les deux : vous sautez directement aux conclusions, assena Bleht.

— Les bons chercheurs commencent toujours par les conclusions, se défendit Rigg. Une fois leurs conclusions émises, ils cherchent par tous les moyens à les invalider, ce qui leur vaut leur titre de chercheurs. Ils ne commencent à y croire que si leurs conclusions tiennent. »

Olivenko acquiesça. Bleht renâcla. « Vous citez quelqu’un ou je me trompe ?

— Mon père, confirma Rigg. Celui qui a assuré mon éducation.

— Bien, puisque vous en êtes aux conclusions hâtives, jeune non-prince, reprit Bleht, expliquez-moi ceci : imaginons les humains capables de créer ce Mur invisible et infranchissable qui ceint notre entremur. Pourquoi avoir fait une telle chose ?

— Un historien serait mieux placé pour vous répondre », répondit Rigg non sans malice.

L’ombre d’un sourire traversa le visage de Bleht, l’air de dire : Bien joué, mon garçon.

« Quoi que ce fût, ce qui a tué Père Knosso, intervint Olivenko, n’était pas humain.

— Les Murs diviseraient le monde entre espèces ? avança Rigg. Le monde original était peut-être lui-même divisé ?

— À moins qu’ils les aient dressés pour maintenir la paix entre nous et les créatures marines qui ont tué Père Knosso, imagina Olivenko.

— Je vois que vous vous amusez bien avec vos devinettes. Mais à regarder, ce n’est pas très drôle. Si vous permettez… » Bleht se leva.

Rigg enchaîna vite pour la retenir. « Père disait que le nom que nous utilisons pour désigner le monde est l’un des plus vieux, et que chaque langue de l’entremur a le sien. »

Bleht attendit la suite.

« Il ne m’a jamais dit quelle était la langue d’origine mais m’a appris le mot, qui d’après lui voulait dire “Jardin”. C’est ainsi que je me le représente depuis, en tout cas.

— Et sa signification profonde ?

— Notre monde – ce monde, celui qui est éclairé la nuit par un anneau et non par une lune…

— Une lune ? C’est quoi ? l’arrêta Olivenko.

— Une invention des astronomes, dont l’excès d’observation à travers leurs télescopes provoque des hallucinations, expliqua Bleht à sa manière.

— Notre monde, reprit Rigg, est un jardin. Séparé en parcelles par les Murs, avec une culture propre à chaque parcelle. Sans possibilité pour les pollens et les graines de circuler de l’une à l’autre.

— Vous tenez ces idées de votre prétendu père ? l’interrogea Bleht.

— Oui, même s’il ne les a pas formulées en ces termes, il m’y avait préparé. Et je pense que Père Knosso l’avait appris de sa frise et de vous. Cette notion de souches distinctes, chacune en isolement total. Il avait fini par conclure que le Mur servait à cela.

— Pour ce que ça lui a rapporté… se désola Olivenko, soudain amer.

— Comment pouvait-il deviner que, de l’autre côté, des créatures l’attendaient pour le tuer ? s’énerva Rigg.

— Voilà qui est ma foi fort distrayant, conclut Bleht, mais un vrai travail m’attend. La prochaine fois que l’envie de m’interrompre vous prendra, assurez-vous d’avoir quelque chose à raconter. » Rigg ne la retiendrait pas une seconde fois. Mais, alors qu’elle s’éloignait, il eut la certitude de l’avoir à peu près autant intriguée qu’il l’était lui-même. Pourquoi avoir pris le temps d’écouter, sinon ? Si court qu’eût été leur échange, il lui avait au moins permis de clarifier ses pensées.

« En gros, Père Knosso était une graine, continua Olivenko, toujours en pleine réflexion, quoique plus personnelle que théorique. Une graine qui cherchait à se planter dans une autre parcelle.

— Qui n’a pas voulu d’elle… » compléta Rigg.

La respiration d’Olivenko se fit soudain sifflante. Un peu jeune pour une crise cardiaque, pensa Rigg avant de comprendre que ces halètements tout juste perceptibles étaient des sanglots, refrénés au prix d’une lutte sévère.

Rigg détourna le regard le temps que le garde retrouve ses esprits.

« Désolé, souffla Olivenko.

— Je comprends, l’excusa Rigg.

— Toutes ces années à me demander s’il était fou. À remettre en cause tout ce qu’il m’avait enseigné. C’est à cause de ça que j’ai tiré un trait sur mes études et que je suis devenu garde. J’avais l’impression de m’être fait ensorceler par un illuminé.

— Qui sait s’il ne l’était pas un peu, songea Rigg à voix haute. Et s’il ne m’a pas transmis sa folie.

— Vous n’êtes pas fou, se reprit Olivenko. Lui non plus ne l’était pas. Il n’était même pas dans l’erreur. Il a simplement joué de malchance en traversant le Mur où il ne fallait pas. Comment aurait-il pu savoir ce qui l’attendait derrière ?

— Voilà qui lève en partie le voile, soupira Rigg. En attendant d’en savoir plus. »

Ils restèrent assis en silence.

« Et maintenant, quel est le programme ? demanda Olivenko.

— Faire la seule chose qui soit sensée, répondit Rigg. La ville est le théâtre de luttes de pouvoir, avec un empire à la clé pour le plus rusé, le plus fort ou le plus radical. Les joueurs sont nombreux, et beaucoup aimeraient me voir mort. Le mieux est de me faire oublier.

— Pourquoi me confier ça à moi ? C’est risqué.

— Ça l’est moins qu’avec qui que ce soit d’autre. Vous êtes le seul à qui je puisse me confier sans passer pour un fou. Où que je me cache dans cet entremur, on me trouvera. Le seul moyen de me défendre, c’est d’entrer dans la danse en levant une armée et en soumettant les autres. Devenir moi-même empereur…