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Flacommo et Mère s’attardèrent un moment. Sans l’intervention du maître de maison, elle se serait très certainement jointe aux apprentis cuistots pour discuter un peu avec son fils, même sans intimité.

« Bien, bien, finit par dire Flacommo. Quel jeune homme imprévisible vous faites, Maître Rigg !

— Vous trouvez ? On me jugeait sans intérêt à Gué-de-la-Chute. J’étais un garçon tout ce qu’il y a de plus normal.

— Difficile à croire, repartit l’autre.

— Sans doute trouveriez-vous tout notre village imprévisible, dans ce cas. Les coutumes y sont complètement différentes. Par exemple, lorsque tous les habitants se rejoignent pour laver et découper la récolte du jour, ça chante de partout. Pas comme ici.

— Oh, on en connaît des chansons, vous savez, jeune maître, dit une vieille dame.

— Les chansons d’ici elles te terrifient, font se dresser les ch’veux su’l’cou », entonna un garçon.

Rigg reconnut l’air et reprit au vol : « Mais ta p’tite chérie abandonne sa moue au son d’l’amour doux. »

Tous les domestiques s’esclaffèrent en même temps.

« On a les mêmes chansons ! se réjouit Rigg. Finissons celle-ci et enchaînons sur deux ou trois autres. Le tout est de travailler dur et de chanter doux… il ne manquerait plus que notre hôte nous trouve bruyants ! »

Flacommo leva les bras au ciel et quitta la cuisine en pestant. Rigg osa enfin se tourner vers sa mère. Ils échangèrent un regard. L’ombre d’un sourire se dessina sur ses lèvres, sembla-t-il ; elle se retourna et emboîta le pas à Flacommo.

La pile de pommes descendue – avec un sourire reconnaissant du garçon qu’il avait sauvé du déshonneur –, Rigg ne fit qu’une bouchée du pain et du fromage, qu’il arrosa d’un peu d’eau. Le pain était bien plus fin que les miches grumeleuses que Nox fourrait dans les sacs de Père et de Rigg pour leurs expéditions en forêt, ce qui signifiait juste qu’il lui en faudrait le double pour se sentir rassasié. Le fromage était délicieux, d’un goût inédit pour son palais.

« Merci pour tout, dit le garçon à celle qui avait préparé son modeste dîner. J’ai goûté le meilleur pain et le meilleur fromage d’O, mais je crois pouvoir dire sans trop m’avancer que les domestiques d’ici mangent mieux que les seigneurs de là-bas ! »

Bien sûr, il en faisait des tonnes dans ses flatteries à l’égard des cuistots, des boulangers et des domestiques – mais ne méritaient-ils pas, eux aussi, des éloges ? Combien de fois Mère avait-elle daigné franchir le seuil de la cuisine ? Combien en connaissait-elle par leur nom ? Après une heure passée en leur compagnie, Rigg en savait déjà mille fois plus qu’elle sur la plupart d’entre eux. Il connaissait leur prénom, leur histoire, leur manière d’être et de s’exprimer. S’il n’avait pas encore gagné leur loyauté, il avait au moins leur sympathie. C’était un bon début.

« Laissez-moi vous conduire à votre chambre, se proposa un apprenti boulanger appelé Long, malgré sa petite taille.

— Avec plaisir, dit Rigg, même si je jurerais qu’elle n’est pas aussi chaude et douillette que ce petit recoin accolé à l’âtre qui sert de dortoir aux apprentis.

— Sur de la vieille paille et à même le pavé, s’exclama le jeune boulanger. J’ai déjà vu plus confortable !

— J’ai dormi dans des caves moisies d’humidité, sous des arbres ruisselants de pluie et sur des sols gelés avec la neige pour seule couverture. Elle est magnifique, cette chambre à coucher ! » Rigg parla bien fort pour être entendu des garçons de journée qui faisaient semblant de dormir sur leurs couches, et fut récompensé de voir plusieurs têtes en émerger en se demandant qui pouvait bien sortir des sottises pareilles.

« La neige pour couverture, n’importe quoi ! lança le plus jeune.

— Il faut creuser la couche supérieure comme un lapin. Une fois en dessous, il n’y a pas plus chaud.

— Elle te fond dessus et elle te noie, oui ! Ou alors elle s’écroule et tu finis congelé !

— Pas si tu choisis les premières couches. Celles-ci gardent leur forme au fil des jours. Tu peux même voir de petits animaux s’y installer après, tellement c’est douillet. Ce n’est pas parce qu’on vit au nord qu’on connaît la neige. Passez un hiver en montagne et vous verrez. »

Sur ce, il rejoignit Long, qui le guida à travers la salle à manger vers les corridors de la maison. Rigg lui demanda de ralentir. Il voulait savoir à quoi servait chaque pièce, où débouchait chaque porte. À chaque nouvelle information se précisaient les contours de sa carte mentale – encore un truc de Père. Il repérait aux dimensions des salles quand quelque chose ne collait pas et, une fois conscient de leur existence, situait rapidement les passages dérobés à l’aide des pistes qui y menaient. Celles-ci ne lui livraient pas le mystère de leur ouverture mais, au moins, il savait où les trouver. La maison était un vrai labyrinthe, entre les escaliers et les couloirs de service zébrés de traces, les couloirs publics réservés aux pensionnaires et aux visiteurs importants, et les conduits secrets très peu parcourus mais omniprésents. Chaque pièce ou presque avait le sien.

Rigg s’intéressait aux salles, mais pas seulement. Il avait repéré suffisamment de traces de sa mère pour reconstituer avec précision ses allées et venues. Il savait désormais quels endroits elle visitait régulièrement, lesquels elle évitait invariablement. Les passages secrets n’étaient pas trop son truc : elle n’en avait utilisé qu’un, et à de rares occasions. Soit elle ne connaissait que celui-là, soit elle préférait rester visible aux yeux de tous, de peur qu’on ne la croie enfuie peut-être.

Plus surprenant encore, de toutes les traces de Flacommo, aucune n’empruntait un passage secret. Connaissait-il les lieux encore moins bien qu’elle ?

À la première occasion, Rigg fouillerait jusqu’à retrouver la sienne quand, bébé, il s’était volatilisé. Elle lui apprendrait peut-être avec qu’elle aide, et par où.

Mais après mûre réflexion, les chances de la retrouver étaient infimes. La famille royale se faisait bringuebaler d’une maison à une autre. Elle ne possédait rien, ni biens ni patrie, condition normale au regard de la Révolution. Dès qu’on le lâcherait un peu, il prendrait quand même le temps de partir à sa recherche.

Rigg et Long parvinrent finalement à la porte d’une chambre à coucher de taille démesurée, au milieu de laquelle trônait un lit aux allures de forteresse en nid d’aigle postée sur quatre colonnes massives, et renforcée de rideaux et baldaquins. Un tabouret, à son pied, permettait d’y grimper.

Rigg se tint sur le pas de la porte, en silence et faussement admiratif, le temps de scruter la chambre à la recherche de traces récentes, et pour prévenir une éventuelle embuscade. Personne, évidemment. En revanche, quelqu’un s’était affairé sous son lit une heure ou deux auparavant. Il y avait déposé là un étrange mécanisme que Rigg décrypta à la vue des traces à peine perceptibles de six foudroyants, la race de lézards la plus mortelle de l’entremur. Sous son poids, le matelas s’affaisserait et briserait la cage. À la seconde même où ces gentilles bestioles seraient libérées, elles se rueraient vers la première source de chaleur, lui en l’occurrence, pour le tuer.

« C’est tellement beau, dit Rigg de sa voix la plus innocente et pure. Mais jamais je ne pourrai dormir dans un lit si haut, j’aurais trop peur de tomber et je ne vais pas fermer l’œil de la nuit. Viens, on retourne à la cuisine, je préfère dormir avec les autres ! » Il tourna les talons et remonta sa trace d’un pas vif.