Выбрать главу

L’homme et son embarcation voguaient loin en contrebas, comme si Umbo s’était tenu au sommet d’une colline, pas sur un tabouret dans une taverne. Le sol avait été surélevé de plusieurs dizaines de mètres pour bâtir Aressa Sessamo haut au-dessus du delta.

Rigg soupira. « Vous les voyez ? Le bateau ? Les roseaux, l’eau ? »

Dans le silence des marais, en ce milieu d’après-midi, l’homme sembla les entendre. Il leva les yeux et posa son regard sur eux. Quelle vision étrange, un homme et deux adolescents assis dans les airs, un bol dans les mains.

Le pêcheur en sursauta et tomba cul par-dessus tête dans le marais.

Umbo perdit Rigg et Miche. Il se laissa aspirer par le présent. Il se sentait pris de vertige. Vidé mentalement.

« Un temps où Aressa Sessamo n’existait pas encore, chuchota Miche.

— Ce n’est pas la plus vieille ville de l’entremur, indiqua Rigg. Ses premiers bâtiments ont été construits à plus de dix kilomètres d’ici. Les inondations successives ont repoussé la ville par ici.

— On n’a pas été très sympas avec ce pauvre homme, grimaça Umbo.

— Il a juste pris un bon bain… il s’en remettra, sourit Miche.

— Trois silhouettes en l’air en train de manger des nouilles, ajouta Rigg avant de s’étrangler de rire. Quel étrange message envoyé par les saints ! Vous croyez qu’ils ont édifié un temple à notre effigie ? Les “Trois Mangeurs de nouilles”. » Rigg n’en pouvait plus de rigoler. La serveuse lui jeta un regard noir.

« Vous avez vu comme il était bas ! s’exclama Umbo.

— Au niveau d’origine du delta, indiqua Miche.

— Les bâtisseurs de la ville ont dû déverser ici des tonnes et des tonnes de terre pour former un tel talus, avança Rigg.

— Ils n’ont pas eu besoin de le faire, indiqua Miche. La rivière s’en est chargée. Le limon charrié a créé une première île, sur laquelle est née la ville. Chaque année, après les inondations, les canaux obstrués étaient dragués pour pouvoir faire passer les bateaux, et les sédiments servaient à consolider les berges. Année après année, l’île a gagné du terrain et de la hauteur.

— Ce qui explique toutes ces galeries souterraines, ajouta Rigg, malgré le delta tout autour. »

Umbo leva les yeux et aperçut quelque chose au mur. Il secoua Rigg par le bras et reporta son regard sur une petite étagère, clouée tout en haut du mur. Une statue y était posée. Un homme et deux enfants, un bol de nouilles à la main.

Rigg murmura. « Le coude gauche de Ram. »

Miche se cacha le visage des deux mains. « Nous sommes à l’origine des Mangeurs de nouilles.

— Jamais entendu parler de cette histoire, dit Umbo.

— Ce batelier qui nous regardait… ça sautait aux yeux pourtant. Comment ai-je pu passer à côté ? se désola Miche.

— Ça n’était pas encore arrivé, le consola Rigg. Je ne me souviens toujours pas d’une telle légende, mais… il semble qu’à chacun de nos actes dans le passé nous faisons naître une nouvelle légende.

— La fertilité de la terre, murmura Umbo, alors que des “souvenirs” de la légende des Mangeurs de nouilles commençaient à lui revenir, comme ceux du saint Voyageur au sanctuaire, à l’aube de leur périple. Le symbole d’une abondante récolte, je me souviens maintenant, souffla-t-il.

— Cette légende, c’était nous… chuchota Miche. Combien d’autres ne sont en fait… que nous ?

— Toutes, prévint Rigg, si on continue comme ça. Mais il fallait vérifier qu’on en était capables.

— On y était bien tous les trois ? Miche ? s’enquit Umbo en se tournant vers le tavernier.

— Ce n’était pas clair, hésita Miche. Au début, j’avais beau fixer cet homme, je le distinguais mal.

— Et dès qu’il nous a regardés, tout est devenu net d’un coup. Ça vous a fait pareil ? » poursuivit Umbo.

Miche opina du chef.

« Bien. Mon plan est de remonter avant la construction du Mur, annonça Rigg. Et le traverser. Mais si on est présents dans les deux époques en même temps, que se passera-t-il si l’influence… la force de répulsion du Mur dans le temps présent… que se passera-t-il si nous la ressentons quand même lors de notre traversée ?

— Peut-être sera-t-elle moindre ? supputa Umbo.

— Espérons, reprit Rigg. Ma sœur nous sera utile. Elle nous aidera à disparaître le temps qu’il faut.

— Est-elle capable de… transmettre son talent à d’autres ? questionna Umbo.

— Il a fallu qu’elle me tienne mais, oui, avec moi elle a pu.

— Et moi, je sers à quoi ? grommela Miche.

— À rien pour la traversée, répondit Rigg en secouant la tête. Mais une fois derrière, ton expérience et ton art du combat pourraient bien nous sauver la vie. Père Knosso a pu passer – en état de narcose, sur un bateau à la dérive –, mais à l’arrivée l’attendaient des créatures marines. Elles ont sabordé son embarcation et l’ont noyé.

— Aïe, grimaça Miche. Je n’ai jamais combattu des créatures marines, moi.

— On ne traversera pas au même endroit, indiqua Rigg. Ce qu’il y aura derrière, ce sera la surprise totale. Avec nos pouvoirs, notre bonne volonté et tout ce que tu veux, Umbo, ma sœur et moi, on ne fait pas peur à grand monde. Toi, en revanche, il te suffit de regarder quelqu’un de travers pour lui faire mouiller son pantalon, même les plus coriaces. »

Miche laissa échapper un petit rire. « Que tu crois. Demande à Umbo ce qu’il en pense. On a échappé de peu à quelques bonnes dérouillées.

— Uniquement en grosse infériorité numérique, précisa Umbo.

— Ce qui pourrait très bien nous arriver à peine le Mur franchi, avança Miche.

— Si cela doit arriver, eh bien soit, reprit Rigg. Tout ce que je sais, c’est que ma vie et celles de ma mère et de ma sœur vont vite devenir un enfer si nous n’allons pas là où personne ne pourra nous suivre.

— Ta mère… elle aussi a un… truc ? marmonna Umbo.

— Si c’est le cas, elle me l’a bien caché, répondit Rigg.

— Bon, et si on ne se plaît pas chez les voisins, on fait quoi, on rentre ? questionna Miche.

— Tu as stationné au Mur étant soldat, poursuivit Rigg. Tu as vu… quelqu’un, ou quelque chose, de l’autre côté ?

— Moi ? Non, l’informa Miche. Mais des histoires circulent…

— Des histoires effrayantes ? s’enquit Umbo.

— Des histoires, éluda Miche. De celles que les gens aiment entendre et raconter. Comme… “Mon ami a vu un homme derrière le Mur qui allumait un feu. Ensuite, il a versé de l’eau dessus, pour l’éteindre. Il a piétiné les cendres mouillées puis pointé mon ami du doigt, trois fois, en une sorte d’avertissement. Le lendemain, sa maison partait en fumée.”

— Ça arrive toujours à un “ami”, nota Rigg.

— Ou à un ami d’ami, renchérit Umbo.

— En même temps, quand on repense à ce qu’on a fait, ou plutôt à ce que tu as fait…

— Tu étais là, rappela Umbo.

— Tout semble possible.

— Tes histoires, reprit Umbo, elles ne mentionnent rien de bizarre ? Je ne sais pas… des gens qui mangent des bébés… ce genre de choses ?

— Non, dit Miche. Et pourquoi des cannibales seraient-ils venus au Mur ? Pour nous déballer leur pique-nique sous le nez ? Et à moins qu’ils soient immunisés contre ses effets, eux aussi ont intérêt à s’en tenir éloignés. Pas besoin de s’approcher bien près pour les ressentir. Le Mur te fait faire immédiatement demi-tour, tu ne peux pas lutter, même à deux kilomètres.

— Quand sais-tu que tu es à deux kilomètres ? demanda Rigg.

— L’air environnant, expliqua Miche, il se met à miroiter. Comme des vagues de chaleur, mais plus net, presque étincelant. Il faut bien se concentrer, rester immobile, mais on peut le voir.