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Ram dormirait comme une carotte, le cerveau débranché, ses souvenirs rationnels lessivés à mesure de l’extinction de ses synapses. Seule sa mémoire mécanique – lieu de ses automatismes – serait préservée. Il oublierait juste ce qui les déclenchait, jusqu’à ce que l’instantané de son cerveau soit réimprimé dans son crâne à son réveil.

Les sacrifiables avaient « omis » de lui dire une toute petite chose : tout ce qu’il avait vécu depuis le saut serait définitivement perdu. Il se souviendrait juste de l’avoir déclenché, puis de son arrivée dans le Jardin. Entre les deux : rien – à part ce que les sacrifiables voudraient bien lui dire.

* * *

Le meurtre de Flacommo, paisiblement assoupi sur une chaise dans son jardin, sonna le début de la Restauration monarchique. La matinée avait à peine commencé et Flacommo, fidèle à son habitude, était descendu un livre à la main pour lire quelques pages avant de se replonger sous les couvertures.

Rigg l’avait déjà vu faire, car il se levait lui-même aux aurores pour procéder de bon matin à son « tour des traces » de la maison et de la ville. Ce jour-là, il avait noté qui était présent à la Grande Bibliothèque, que Miche et Umbo ronflaient toujours, qui s’activait déjà en cuisine, où étaient Mère et Param et quels espions avaient pris leur poste dans les murs.

Il vit les huit inconnus s’infiltrer par le portail d’entrée. Le garde les laissa-t-il faire ? Les hommes n’hésitèrent pas beaucoup, en tout cas ; de vrais félins, le pas fluide, silencieux. Oui, le garde était de mèche : sa trace s’éclipsait en moins de deux dans la ville. Il préférait être loin quand la maison connaîtrait ses premiers émois de la journée.

Cette nuit-là, Rigg avait encore changé de chambre, et, cette fois, y avait accédé discrètement par un passage dérobé. Il en sortit en coup de vent par la porte principale puis remonta le couloir à toutes jambes. Il n’y avait pas une minute à perdre. D’abord, prévenir Mère et Param… Ensuite, s’il en avait le temps, le reste de la maisonnée.

Leur chambre n’était jamais verrouillée. Rigg entra sans un bruit et réveilla Param en premier. Ils avaient déjà convenu de l’attitude à adopter dans une telle situation : silence total. Sans un mot, Param quitta sa couche au pied du lit de Mère et sortit dans le couloir.

Une fois la porte refermée, Rigg s’approcha de Mère. Elle ouvrit les yeux en sursaut. « Que se passe-t-il ? bredouilla-t-elle.

— Des intrus dans nos murs, lui annonça Rigg. S’ils sont ici pour vous, il n’y a pas de temps à perdre. »

Mère était debout, une robe déjà passée, parcourant la chambre du regard. « Et Param ?

— En sécurité, la rassura Rigg.

— Bien », dit Mère.

Au même moment, trois traces convergèrent vers Flacommo dans le jardin. L’espace d’une seconde, Rigg crut qu’elles venaient recevoir leurs instructions. Il vit alors Flacommo bondir en avant, serré de près par ses visiteurs, puis s’affaler, inerte. Les trois traces se dispersaient ensuite, le laissant sur place.

« Flacommo est mort, annonça Rigg. Ou juste inconscient, mais je crains le pire.

— Quelle horreur ! s’exclama Mère. Pauvre Flacommo… Lui qui adorait cette maison… Il l’avait achetée pour être auprès de nous. Mon refuge est devenu son tombeau !

— Il faut y aller, Mère. Ces hommes sont déterminés. Ils ne nous feront pas de cadeau.

— Rigg, ces hommes ont eu mille fois l’occasion de me tuer dans mon sommeil, et je suis encore là, déclara Mère.

— Vous parlez des espions dans les murs ? » questionna Rigg. Il nota alors que celui de faction ne bougeait pas d’un pouce ; sa trace était restée telle que la veille au soir. S’il s’était assoupi, il avait le sommeil sacrément lourd. Lui et Mère ne parlaient pas fort, mais quand même ! Si tous les espions étaient comme lui, le Conseil n’avait pas dû apprendre grand-chose.

L’intrusion de ces hommes était prévisible ; Rigg s’y attendait même depuis son arrivée. Mais il s’était plutôt imaginé une foule déchaînée, voire l’armée ou les gardes municipaux, ravageant tout sur leur passage, lynchant à vue, se ruant sur la famille royale. Ces intrus étaient tout le contraire : ils se déplaçaient comme le vent, si légers et furtifs que personne à part Rigg ne se doutait encore de leur présence dans la maison.

« Ils montent, l’alerta Rigg. Il faut y aller, cette fois.

— Non », refusa Mère. Comment pouvait-elle rester si apathique ?

« La donne a changé, Mère. Ils ont tué Flacommo.

— Je me demande s’il n’était pas mon seul ami. » Son ton neutre ne laissait transparaître aucune peine.

« Prenez le risque si vous voulez, mais Param ? Et moi ?

— Je me soucie de vous. C’est pour cela que je vous veux auprès de moi dans cette épreuve. »

Rigg se retint de la décevoir en lui annonçant que Param n’était ni ici, ni invisible. Car sa sœur était déjà loin, dans l’un de ces passages dont eux seuls connaissaient l’existence. Ils avaient passé les dernières semaines à les explorer un à un en détail – surtout leurs ouvertures. Pour Param, c’était un luxe énorme que de pouvoir se mouvoir à l’abri des regards à un rythme normal et, surtout, à l’écoute de ce qui se disait alentour. Car son invisibilité était un cadeau empoisonné ; elle la coupait du monde, de tout et de tous, sauf de Mère. Elle pouvait enfin prendre sa revanche et épier les autres – même les espions !

Mère ne semblait pas au courant. Et si Param avait jugé bon de ne rien lui dire, ce n’était sûrement pas à Rigg de le faire.

Il était un peu tard de toute façon… Les intrus remontaient déjà le couloir. Si Mère et Rigg prenaient la fuite, la chasse qui s’ensuivrait serait de trop pour elle. Rigg l’imaginait difficilement détalant comme un lapin, la robe à la main. Non pas qu’elle fût trop vieille ou incapable de le faire, mais son rang le lui interdisait.

Pourquoi n’avait-elle pas simplement dit : « Je reste, fuis, Rigg ! », avant de s’élancer dans le couloir pour faire diversion ? N’était-ce pas là le rôle d’une mère ? À moins qu’elle ne l’ait jamais vraiment considéré comme son fils, lui qui était encore un parfait inconnu il y a quelques mois à peine. À moins que, depuis sa naissance, elle n’ait voulu sa mort.

Et pourquoi ne pas éloigner le danger de Param, qu’elle pensait à tort dans la pièce ? Comptait-elle sur son invisibilité pour la protéger ?

Mère agissait à l’encontre de toute logique, comme si cette intrusion était la bienvenue. Mais comment se l’expliquer ? À peine entrés, ces étrangers s’étaient rués sur Flacommo pour le tuer ! Là encore, où était la logique ? C’était l’homme le plus inoffensif du monde !

L’espion restait figé comme une statue. Une immobilité totale des plus louches – toutes les traces vacillaient invariablement. Toutes, sauf… celles des morts. Pourtant, aucune autre trace n’était visible dans les murs depuis le début de son service. Était-il mort foudroyé sur place, sous l’effet d’un quelconque poison ?

Le passage emprunté par Param menait à une porte dérobée de l’autre côté de la chambre. Ils avaient compris son mécanisme mais n’avaient pas osé le déclencher, de peur de laisser une trace suspecte, comme une rayure au sol ou la marque d’une jointure au mur. Param et Rigg avaient convenu tacitement de ne rien dire à Mère – par respect pour son intimité, avait d’abord pensé Rigg. En fait, ils n’avaient simplement pas confiance en elle.

Mère connaissait ces hommes. Elle savait qui ils étaient, qui les avait envoyés et pourquoi. Pour quelle raison se serait-elle sentie menacée ? Ils ne lui feraient aucun mal et elle le savait pertinemment.