Rigg n’eut pas à se forcer pour trahir sa peine. « Sommes-nous donc des étrangers pour vous, Mère ? Nous vous aimons. Loin de nous l’idée de vouloir vous blesser.
— Stop, lança-t-elle à ses hommes. Non, continuez à faire tourner vos barres, bande d’idiots, mais plus un pas. » Les hommes lui obéirent. « Rigg, tu vois bien que tout est perdu. Tu sais où elle est, alors écarte-toi, que votre mort soit digne.
— Et que vous puissiez récupérer nos cadavres !
— Bien sûr, confirma-t-elle. Mais s’il le faut, je peux m’en passer. Et je m’en passerai. Dans une minute, je serai loin. Lorsque la porte se refermera derrière moi, ces barres vous transperceront, toi et Param. Quel dommage de n’avoir pu la saluer avant son départ. Qu’importe ! »
Mère se retourna avant de se diriger vers la sortie.
Rigg sourit à ses hommes de main. « Alors, quel effet ça fait de se voir condamné à mort par son chef ? »
Les soldats ne tiquèrent pas. Ils étaient drogués – Rigg le nota à leur regard vitreux. Ils exécuteraient les ordres à la lettre, qu’ils y restent ou pas.
Mère sortit. Les hommes immobilisèrent leurs barres et les empoignèrent comme des javelots.
« Maintenant ! » cria Rigg.
Un vieux mécanisme fatigué grinça dans son dos, mais rien ne se passa.
J’avais bien dit qu’il fallait le tester, ragea Rigg. Comme par hasard, sur cinq entrées secrètes au passage, une seule coinçait et c’était celle-là.
Les bourreaux s’arquèrent en arrière, parés à l’attaque.
Un bruit métallique claqua soudain ; Rigg se baissa. Une section de parquet partant de ses pieds au mur d’en face bascula sans prévenir, tandis que la cloison faisait de même derrière lui. L’espace d’une seconde, mur et plancher dessinèrent un V dans les airs. Rigg se retrouva projeté sur le dos dans le noir complet. La paroi trembla d’une demi-douzaine d’impacts sourds, alors que les projectiles de fer s’y écrasaient l’un derrière l’autre.
« Désolé, s’excusa Param à voix basse. Les contrepoids ne suffisaient pas, l’un des hommes pesait de toute sa masse sur le plancher. S’il n’avait reculé au moment de lancer, tu serais encore de l’autre côté.
— Tu as tout entendu ? l’interrogea Rigg.
— Oui », répondit-elle simplement. Elle n’ajouta rien. Sa voix ne laissait transparaître aucune colère, aucune surprise même, comme si venait simplement de se confirmer la vacuité morale de Mère…
« Partons avant qu’ils ne défoncent le mur à coups de hache.
— On ne risque rien, la plupart sont en pierre.
— Ça ne les arrêtera pas.
— Ils vont faire encercler la maison, devina Param.
— Il y a de grandes chances. Au début, du moins.
— Le temps de comprendre qu’elle est vide…
— Oui », approuva Rigg. Il était épaté – Param semblait lire dans ses pensées. « Mais le Général Citoyen ne sera pas dupe.
— Exact, reprit Param. D’ailleurs, ses soldats sont là pour faire de la figuration. Il est comme Mère : il saura attendre patiemment qu’on tombe entre ses griffes.
— Tu aurais pu le dire avant ! fit remarquer Rigg.
— Tu viens de m’apprendre que c’est lui qui était aux commandes. »
Ils avaient atteint les derniers sous-sols, sous la tranchée de drainage reliant la maison à la bibliothèque. Les yeux de Rigg étaient habitués à l’obscurité maintenant. Un rapide examen de la situation extérieure lui apprit que l’alerte avait été donnée, et que des centaines de soldats encerclaient désormais la demeure – ou la saccageaient pour les retrouver. Le passage secret serait découvert d’une minute à l’autre.
Les rues grouillaient de traces de citoyens courant dans tous les sens, propageant la rumeur de l’assaut. Le jour n’était pas encore levé mais ils se déversaient déjà par centaines, dans tous les quartiers. Bientôt, la ville serait à eux. Ils n’accepteraient de se disperser qu’une fois la famille royale exhibée – ou la souveraineté du Général Citoyen déclarée. Ce qui signifiait pour l’officier mettre le grappin sur Param et Rigg, morts ou vifs. Seulement, ils resteraient introuvables, insaisissables. Il avait forcément un plan pour les débusquer, mais lequel ?
Faire pression sur eux, avec Mère en otage ? Sachant ce qu’ils savaient maintenant, espérait-il sincèrement qu’ils lèvent le petit doigt pour elle ? De quelle autre monnaie d’échange disposait-il pour les faire sortir de leur cachette ?
Param et Rigg débouchèrent du tunnel dans une réserve de la Bibliothèque du Rien. Derrière se tenait le vrai danger : cent pas à découvert, entre la salle et le monte-livres. Quiconque jetterait un œil vers les étagères les repérerait. S’y ajouteraient, pendant un court instant, tous ceux attablés dans l’aile nord, la plus lumineuse.
Nul ne fit vraiment attention à eux. Apparemment, la rumeur de leur évasion s’était arrêtée à la porte d’entrée.
Mauvaise nouvelle, songea Rigg. S’il comptait les prendre dans ses rets, le Général Citoyen les aurait tendus jusqu’ici.
Arrivés au monte-livres, ils l’ouvrirent et s’y engouffrèrent, refermant soigneusement derrière eux. Rigg régla les contrepoids et commença à tirer la corde pour le hisser à la force des bras.
Il avait trouvé cette issue par hasard, intrigué un jour par des traces étranges : pas tant par celles qui sautaient d’étage en étage – des apprentis en mal de récréation pendant leurs heures d’étude, très certainement –, mais par d’autres, bien plus poussiéreuses, qui dégringolaient à travers les murs vers un réseau de galeries souterraines. L’accès était loin d’être évident, mais les traces l’aideraient à retrouver le chemin. Il avait déjà repéré où elles s’arrêtaient avant de prendre un conduit vertical à angle droit, malgré l’absence évidente de trappe à cet endroit-là.
À mi-chemin entre deux étages, il bloqua le monte-livres en entortillant la corde autour d’une double patère clouée au mur, puis actionna une poignée cachée de l’autre côté. Une petite trappe s’ouvrit derrière eux, révélant une cache minuscule de la taille d’une pile de livres – rien d’autre qu’un simple leurre, en fait, pour justifier la présence de la précédente poignée.
Mais, plus intéressant : une fois la cache ouverte, il devenait possible de faire pivoter la double patère sur elle-même. Après un tour complet, un pan entier de mur coulissa sur le côté. Avec, derrière, une fissure suffisamment large pour s’y glisser.
Rigg referma la cache à livres et détacha la corde. La nacelle tenait sans – ses concepteurs avaient bien fait leur travail. Param se faufila d’elle-même dans la béance, anticipant l’invitation de Rigg.
L’espace d’une affreuse seconde, Rigg se demanda si sa sœur allait lui révéler son vrai visage, comme Mère. Il l’imagina refermant et l’abandonnant derrière elle.
Elle n’en fit rien. Rigg s’y introduisit à son tour et l’aperçut à mi-hauteur d’une échelle menant vers plusieurs tunnels longs et secs qui couraient au-dessus des égouts de la ville. Les deux systèmes se rejoignaient par endroits.
Les égouts faisaient la fierté d’Aressa Sessamo. Sans eux, les rues auraient été envahies de détritus et auraient empesté la mort. Mais les recherches menées par Père lui avaient appris que leur fonction première était tout autre : ils servaient à l’origine à drainer l’eau des terres surélevées. Le pêcheur qu’ils avaient aperçu, lui, Umbo et Miche, naviguant à la perche sur sa petite embarcation, remontait à cette époque où ces terres n’étaient encore qu’un vaste marécage. Ce ne fut qu’une fois les cinq ou six premiers mètres de sédiments, de terre et d’ordures amassés en un talus gigantesque et les premières maisons posées dessus, que les habitants commencèrent à relier leurs habitations aux drains et à les utiliser comme égouts.