Le tunnel que Rigg et Param s’apprêtaient à emprunter n’était pas aussi vieux – il avait cinq à six cents ans tout au plus – et présentait les stigmates d’une époque troublée : des traces de savants apeurés fuyant ventre à terre, et leurs livres sous le bras, en attestaient.
Rigg se retourna, rabattit la cloison et actionna un levier ; la patère reprit sa position initiale et le monte-livres redescendit d’un étage.
Alors qu’ils avançaient à tâtons, redoublant de prudence à chaque pas, le long d’un tunnel sombre guère éclairé par l’ouverture à claire-voie au-dessus de leurs têtes, Rigg porta son attention vers l’extérieur, pour s’assurer que le chemin était libre.
La ville était sens dessus dessous. L’intrusion des soldats chez Flacommo avait provoqué l’ire de la foule, qui avait pris les rues d’assaut. Le cordon de sécurité déployé autour de la maison était sur le point d’exploser. Au moins, ils pouvaient être tranquilles : à cette heure, aucun soldat n’était à leur recherche.
Rigg repéra Miche et Umbo à côté de l’entrée du parc, exacts au rendez-vous.
Mais alors qu’il se remettait en route, il vit une dizaine de soldats surgir de nulle part, les encercler puis les escorter vers la sortie.
Param l’avait prévenu. Le Général Citoyen ne laisserait rien au hasard. Il avait dû faire filer Umbo et Miche depuis leur arrivée en ville. Peut-être ses espions avaient-ils même assisté à leur rencontre. Si tel était le cas, un comité de réception les attendait, eux aussi.
Rigg était sans pitié, comme Mère – si l’évasion l’exigeait, il était prêt à sacrifier ses compagnons –, mais son entreprise ne résisterait pas à leur absence sur le long terme. Il avait besoin d’Umbo pour franchir le Mur. Et s’ils ne traversaient pas, on les retrouverait et on les tuerait. La nouvelle dynastie était à ce prix…
Rigg fit machine arrière toute. Un détachement d’hommes du Général Citoyen attendait patiemment de l’autre côté qu’ils se jettent tête la première dans la gueule du loup.
« Ils tiennent mes amis, annonça-t-il à Param. Il faut trouver une autre issue. »
Ils remontèrent la seule trace encore sèche. Ensuite, ce serait les égouts et leurs immondices – sans compter qu’il faudrait s’y baigner. Et si le Général Citoyen avait fait bloquer et le tunnel et les égouts ?
Non. Autant des doutes étaient permis quant aux égouts, autant les tunnels secs étaient sûrs : ils n’avaient pas servi depuis plus d’un siècle… bien avant la Révolution du Peuple ! Restait à espérer que le dernier monarque ait emporté le secret de leur existence dans sa tombe. Oui, cette solution de repli était la bonne, personne ne les attendrait à cette sortie. Ou alors, ce n’était vraiment pas leur jour de chance.
Il leur fallut marcher longtemps, et Param n’y était pas habituée. Lorsqu’elle était invisible, traverser une pièce lui prenait de longues minutes mais, au final, à peine quelques enjambées. Il faut dire que la maison de Flacommo ne se prêtait pas franchement à l’exercice physique. Rigg avait eu l’occasion de se décrasser un peu avec Olivenko, le temps de quelques allers-retours à la bibliothèque au pas de course, mais pas sa sœur.
« Je suis désolé, lui lança-t-il. Je sais que c’est difficile. Si j’étais taillé comme Miche, je pourrais au moins te porter.
— Tu me sauves déjà la vie, l’excusa-t-elle. Et si on soufflait une minute ? Plus personne ne nous attend, maintenant. »
Rigg jugea cette décision des plus sages. Il pointa du doigt une volée de marches.
Param ne se fit pas prier : elle s’allongea immédiatement sur la plus haute, à même la pierre.
« Il y a peut-être des rats, l’avertit-il.
— Si tu en croises un bien gras, assomme-le que je m’en serve comme traversin », plaisanta-t-elle.
Bien : au moins, elle ne craignait pas les rongeurs ! Ou alors, elle n’en avait jamais vu… Elle s’endormit sur-le-champ.
Rigg n’avait pas sommeil. Il était programmé pour tenir au moins jusqu’à midi. Il s’assit près d’elle.
Il repensa immédiatement à Mère et au Général Citoyen. Il avait toujours considéré le général comme un redoutable adversaire mais comparé à Mère, c’était un plaisantin – pour la simple et bonne raison qu’il ne l’avait jamais jugée comme telle. Peu fiable, d’accord, mais son adversaire, jamais ! Même si à aucun moment il n’avait écarté l’idée qu’elle puisse nourrir des envies de meurtre à son égard. Après des mois en sa compagnie, il en était même venu à lui faire confiance, à l’apprécier. À l’aimer. Dire que, pendant tout ce temps, elle lui avait simplement…
Non, pas menti. Pas exactement. Elle aussi l’appréciait, l’aimait et lui faisait confiance. Elle n’avait rien fait de plus que ce que Rigg et Père avaient fait de leur côté – garder ses plans secrets jusqu’au jour J. La seule différence entre Rigg et Mère, ce n’était pas tant que l’un était moins honnête ou digne de confiance que l’autre : Rigg planifiait de la sauver, elle de le tuer, c’est tout. Enfin, de le faire tuer…
Je ne peux pas m’empêcher d’y penser. Et encore moins faire comme si ça ne m’atteignait pas.
Cette trahison le mettait dans le même état de panique, de chagrin et de colère que la mort de Père, un an plus tôt. Et face à la même problématique : comment survivre à la folie meurtrière des autres ? Il s’était estimé chanceux de survivre aux villageois – le père d’Umbo compris – après la mort de Kyokai. Mais en comparaison de ce qu’avait tenté Mère et du déploiement de force du Général Citoyen, c’était de la rigolade ! Cela dit, si les villageois lui avaient mis la main dessus, il serait à cette heure ni plus ni moins mort que si les barres de métal des hommes les avaient transformés en charpie, Param et lui.
Rigg se concentra de nouveau sur la ville, sur Miche et sur Umbo. Il retrouva aisément leurs traces – Mère ayant vendu au Général Citoyen le secret de son pouvoir, ce dernier ne s’était pas donné la peine de brouiller les pistes, d’autant plus que son but était justement qu’il les suive !
Il a un gros avantage : il m’attend. Il sait que, contrairement à lui, j’ai un code d’honneur.
Un code d’honneur qui pourrait bien m’être fatal.
La foule tenait toujours la ville, face à des soldats toujours plus nombreux pour rétablir l’ordre. Pour Rigg, ces larges mouvements de masse n’étaient pas durs à suivre. Les traces d’Umbo et de Miche, en revanche, exigeaient une concentration maximale car, avec la distance, elles se perdaient dans l’éclat des plus récentes.
Elles le menèrent finalement à une grande pièce où d’autres traces avaient formé d’étranges figures géométriques. Une partie de l’espace semblait remplie de sièges, comme dans un théâtre qui aurait reçu peu de spectateurs ; une autre partie à l’avant, plus vaste, vierge de toute trace, était encerclée de points fixes vers lesquels convergeaient toujours les mêmes personnes, qui y restaient parfois des heures.
Il en était là de ses observations quand la trace d’Erbald, le Secrétaire du Conseil, apparut. Ainsi donc, voilà où Umbo et Miche étaient retenus : dans la Maison du Conseil. On les avait assis à la table des conseillers, au complet. Des soldats montaient la garde adossés aux murs. Personne ne quittait la table. Seuls des domestiques s’en approchaient de temps à autre, pour les nourrir peut-être.