Un des membres du Conseil se leva. Plusieurs soldats le suivirent vers ce que Rigg identifia comme étant un lavabo. Si les conseillers se déplaçaient sous escorte, c’est qu’eux aussi étaient prisonniers.
Rigg imaginait déjà la rumeur : le Conseil est sous la « protection » de l’Armée révolutionnaire du Peuple. Ou, plus gonflé encore : des agents du Conseil ont assassiné Flacommo et complotent de tuer la famille royale ! Étaient-ils allés jusqu’à proclamer la restauration de Hagia Sessamin comme Reine en la Tente ?
Non, il était encore un peu tôt pour de tels effets d’annonce. Avant de pouvoir se le permettre, il fallait s’assurer d’être en mesure d’accuser le Conseil de l’assassinat de Rigg et de Param, preuves accablantes à l’appui. Et donc, s’assurer soit qu’ils restent tapis dans l’ombre, soit qu’ils en ressortent les pieds devant.
Rigg avait eu tort de penser que le Général Citoyen déploierait les grands moyens pour les retrouver. Il n’aurait jamais pu lancer des centaines de soldats à la poursuite du fils et de la fille de la reine ! Les soldats auraient vendu la mèche illico et, dans l’agitation, la rumeur se serait propagée comme une traînée de poudre. La ville entière serait partie à leur recherche : les premiers pour les tuer, les seconds pour les sauver, les troisièmes pour asseoir Rigg dans la Tente à la place de Mère.
Imaginez le cauchemar pour Citoyen. Non, il ferait tout pour l’éviter. D’ailleurs, très peu de ses hommes devaient réellement savoir qui ils recherchaient. Les soldats envoyés arrêter Miche, Umbo et quiconque sortirait de la niche au parc n’avaient pas dû se demander une seconde pourquoi.
Dans la rue, un seul détail pouvait les trahir : leurs habits plus chics que la moyenne. Et encore, ils avaient su rester sobres pour de jeunes monarques.
Soudain, alors qu’il avait toujours le derrière au frais sur sa marche, Rigg sentit que la trace qu’il était en train de suivre ralentissait. Après quelques secondes d’intense concentration, une silhouette lui apparut : celle d’un vieil homme fatigué titubant dans leur direction. L’homme trébucha et s’affala sur le sol. Il ne se releva pas. Il semblait blessé. Rigg dévala l’escalier sans détourner son attention.
Le voyant arriver, l’homme leva les bras comme pour se protéger d’une volée de coups.
« Ne craignez de moi aucunes représailles, le rassura Rigg dans un langage volontairement soutenu, devinant le rang de l’autre.
— Fuyez, sauvez-vous tant qu’il est temps, dit le vieillard en tremblant. Qui que vous soyez, fuyez. Ils massacrent tous ceux qu’ils croisent. »
Et aussi vite qu’il était devenu homme, il redevint trace. Il avait dû trouver la force de se relever car sa marque continuait cahin-caha le long du tunnel. Mais qui se cachait donc derrière ce « ils » qui massacraient tout le monde sur leur passage ? Aux traces, Rigg data les événements de bien avant la Révolution du Peuple. À la prise de pouvoir par les Sessamoto, peut-être, quand Aressa avait été rebaptisée Aressa Sessamo. L’homme pouvait être l’un des ministres chassés de force du gouvernement.
Mais pourquoi ce subit saut dans le passé, alors que Rigg n’avait rien demandé ? Lui qui ratait chaque fois qu’il essayait !
Quel idiot, songea-t-il. C’est évident. Ce n’est pas toi qui l’as fait. C’est Umbo, depuis sa chaise au Conseil. C’est le signal : Je sais le faire à distance.
Umbo veut que je les retrouve, lui et Miche, pour les prévenir du danger qui les guette.
Mais comment peut-il être sûr que ça a marché ? A-t-il pu sentir, d’aussi loin, son pouvoir prendre sur moi ? Et s’il pense avoir échoué ? Va-t-il réessayer ?
Rigg repartit en courant vers les marches et les grimpa quatre à quatre, trébuchant et s’écorchant au passage. « Param, haleta-t-il, à bout de souffle. Param, il faut y aller. »
Param se réveilla aussitôt. « Quelqu’un vient ?
— Non, siffla Rigg. On ne craint rien ici. Mais Umbo est… je t’ai dit ce qu’on pouvait faire lui et moi, non ? Quand il me projette dans le passé pour que je puisse…
— Doucement, tenta de le calmer Param.
— Il l’a fait, depuis la Maison du Conseil !
— Il est là-bas ?
— Oui, enfermé avec Miche. Par le Général Citoyen. Mais ne crains rien, on ne va pas y aller. Il faut juste que j’intercepte leur trace quelque part, avant qu’ils ne se fassent arrêter. Pour les prévenir et leur donner un autre point de rendez-vous.
— Mais tu ne vas jamais réussir à les faire sortir ! Ça grouille de gardes, là-bas…
— Tu n’y es pas, Param, la coupa Rigg. Je n’en aurai pas besoin car, une fois prévenus, ils n’y seront plus.
— Comment ça ? Ils y sont pourtant… essaya-t-elle de comprendre.
— Oui, mais bientôt ils n’y seront plus. Ils n’y seront jamais allés.
— Mais puisque tu les as vus ! s’entêta Param.
— Leurs traces seulement, nuança Rigg. Toi, tu ne les as même jamais rencontrés. Au moins, on n’aura pas l’impression d’avoir du passé des souvenirs hallucinés. Crois-moi. C’est impossible à expliquer, mais ça fonctionne comme ça.
— Très bien. Donc on va aller les prévenir, résuma Param, pour qu’ils ne se fassent pas arrêter. Mais dans ce cas, qui va nous prévenir, nous, du nouveau point de rendez-vous ?
— On n’aura pas… » À bien y réfléchir, elle avait peut-être raison. S’il disait à Miche et Umbo de ne pas se rendre dans le parc, il ne verrait pas les soldats les arrêter et se demanderait pourquoi ils n’étaient pas venus. Il se douterait sans doute de quelque chose, mais comment savoir où les retrouver ensuite ?
Il devait choisir le premier endroit qui lui viendrait à l’esprit s’il ne voyait pas ses amis le rejoindre au parc.
Il était parti du postulat, avant que Param ne soulève ce problème, qu’après les avoir prévenus il continuerait vers le second point de rencontre, pleinement conscient de tout ce qui était arrivé depuis. Mais Umbo et Miche lui avaient fait part d’un de leurs désaccords sur le sujet : lorsqu’une personne se visitait dans le passé pour se prévenir elle-même de ne pas faire quelque chose, cette version future de la personne – appelons-la initiée – disparaissait à jamais. Seule la mémoire de ses paroles subsistait, et la version avertie poursuivait une nouvelle destinée.
Par expérience, c’était ainsi que les choses fonctionnaient lorsque quelqu’un se mettait lui-même en garde tout du moins. Restait à savoir ce qui se passerait pour l’initié s’il avertissait quelqu’un d’autre que lui… mystère ! Peut-être Rigg poursuivrait-il vers le second point de rendez-vous sans même s’en rendre compte ?
Ou pas.
« Tu es perdu là, avoue, sourit Param.
— J’ai le cerveau qui fume, admit Rigg.
— Fais les choses comme tu les sens, tout va s’éclaircir de soi-même », présagea Param.
Le tunnel finissait par déboucher, via une porte dérobée, vers un petit sas extérieur à la banque avec trois issues : l’une menant à l’intérieur de la banque, l’une à la salle des coffres, l’une à une alcôve, directement dans la rue. Rigg n’avait nulle intention de visiter la salle forte, pas plus que la banque. Ils optèrent pour l’alcôve.
Dehors, la lumière était aveuglante, malgré un épais voile de fumée.
Rigg sentit la fumée lui piquer les yeux ; Param en pleurait.
« Toute la ville brûle, cria-t-elle. Dans quelques minutes, les milices anti-feu seront là pour démolir les bâtiments en flammes et les arroser d’eau de la Stashik. C’est grâce à elles que les émeutes et les incendies criminels sont si rares. Le meilleur moyen de disperser les émeutes est d’ailleurs de mettre le feu un peu partout. Quiconque gêne l’arrivée des milices passe un sale quart d’heure. Les gens tiennent à leurs maisons. »