Tout cela paraissait logique, mais soulevait un nouveau problème. Que se passerait-il si le nouveau point de rendez-vous se situait au milieu d’un quartier en flammes ? Dans un futur modifié, ce n’était pas impossible.
Si c’est le cas, on improvisera. Il faut d’abord retrouver Miche et Umbo.
Il n’eut pas à chercher longtemps. Leurs traces étaient partout ; cette banque n’avait pas dû les laisser indifférents. Sans même sortir de l’alcôve, Rigg put les suivre jusqu’à leur auberge puis vers le parc, lieu du rendez-vous manqué. Voilà où il devait les rejoindre.
« Suis-moi », lança-t-il à Param.
Il voyait bien qu’elle avait les traits tirés malgré son heure de repos dans le tunnel. Mais ils n’avaient pas le choix, il fallait y aller.
Par un heureux hasard, les émeutes avaient éclaté ailleurs. Les cris des insurgés leur parvenaient, parfois de la rue d’à côté, mais ils ne les virent pas. Tous ceux qu’ils croisaient se déplaçaient comme eux : vite et discrètement. Personne ne souhaitait se retrouver au milieu des combats. Quand ils chargeraient, pique, sabre ou bâton en main, les soldats ne feraient pas de détail.
En quinze minutes, ils étaient à la trace – à six pâtés de maisons environ du parc. Rigg nota qu’au moment de leur passage Umbo et Miche longeaient les trottoirs. À cette heure, les émeutiers étaient déjà dehors et les passants en fuite. Rigg repéra non loin un abri de choix : une carriole renversée. Rien ne l’obligeait à garder la trace sous les yeux, il lui suffisait d’attendre qu’Umbo le contacte, ensuite seulement il sortirait se concentrer sur elle.
Param remercia le ciel pour ce repos bien mérité. « Je t’attends ici, vas-y, souffla-t-elle en s’affalant sur le sol.
— On a le temps, indiqua Rigg. Il faut que j’attende qu’Umbo se manifeste.
— Réveille-moi à ce moment-là », bâilla-t-elle. Et elle s’endormit.
Tout cela n’était pas très rassurant. Elle semblait plus moulue qu’après une nuit de traque dans les bois. Et si les espions – les seuls à savoir à quoi ils ressemblaient – les repéraient et qu’ils devaient fuir ? Son invisibilité ne constituait plus une échappatoire fiable depuis que Mère avait dévoilé le secret de sa lenteur et sa vulnérabilité.
Si seulement je pouvais la cacher, comme dans ces passages secrets, en lui épargnant cette fragmentation temporelle qui la fait se traîner pendant que les autres fusent à ses côtés.
Midi approchait. Rigg commençait lui aussi à piquer du nez – il s’était habitué à dormir les trois premières heures de l’après-midi pour finir la journée en trombe quand les autres baissaient de rythme. Heureusement, avec Père, il avait eu plus d’une fois à réprimer ses envies de sieste. Il décida de lutter encore un peu.
Sans grande réussite – il se surprit deux fois à somnoler. Avait-il sombré une seconde, une minute, une heure ? Et si, par négligence, il avait tout fait rater ?
Non. Les ombres n’avaient pas bougé.
Il se leva. Et se rassit aussitôt. Le front de l’émeute – une avant-garde de volontaires envoyés en éclaireurs vérifier que le terrain était dégagé – traversait une intersection à fond de train à cent mètres à peine. Un vrai troupeau d’enragés.
Faites qu’ils ne viennent pas par ici.
Le sol trembla pendant une éternité, mais son souhait fut exaucé : l’émeute déferla au large.
Les derniers n’étaient pas passés que les traces commençaient déjà à s’épaissir. Rigg n’avait plus le choix, c’était maintenant ou jamais. Il n’avait que quelques pas à faire à découvert, mais c’était plus qu’il n’en fallait pour se faire repérer. Soit la foule lancée au pas de course continuerait sans rien voir, soit elle bifurquerait et fondrait sur lui. Dans les deux cas, il ne devait pas traîner.
Au moment de se lancer, il repensa à sa sœur. L’endroit était trop risqué, il lui fallait un abri sûr… et s’il la poussait simplement dans le passé avec Umbo et Miche ? Personne ne l’y attendrait ! Et surtout, pour l’instant, dans le passé, personne ne la recherchait.
Il avait déjà arraché des objets à des temps révolus mais ni lui ni Umbo n’y avaient jamais déposé quelque chose. Et encore moins quelqu’un. Lorsque Rigg voyageait dans le passé, il restait dans le présent, où Umbo pouvait veiller sur lui et sur ce qu’il faisait.
Mais il n’en était pas moins dans le passé. Il repensa à ce terrible jour d’autrefois, au bord des chutes, et à cet homme désespérément accroché à la vie par un bout de rocher qui l’avait empêché de sauver celle de Kyokai. Le corps de l’homme avait été bien réel – il avait pu le toucher –, comme le sien l’avait été pour l’homme.
Que serait-il advenu si Umbo avait cessé de ralentir le temps d’un coup ? Serait-il resté dans le passé ? Aurait-il disparu ?
Et si Rigg avait tendu à l’homme quelque chose – la main de Kyokai par exemple ? Ce quelque chose ou ce quelqu’un serait-il resté dans le passé ?
Il suffisait d’essayer.
Il prit Param par la main et la tira en douceur. « Lève-toi, suis-moi.
— Laisse-moi dormir, l’implora-t-elle. Tu n’as pas besoin de moi.
— Viens, je te dis, insista-t-il. Umbo ne va pas tenir longtemps comme ça. »
Param le suivit, boudeuse, les yeux collés, le pas chancelant.
Rigg chercha la trace d’Umbo – il ne pouvait se concentrer à la fois sur celle de Miche et la sienne, même s’ils marchaient côte à côte. Le petit cordonnier lui apparut enfin, remontant sa trace à l’infini. Plus Rigg se concentrait, plus Umbo ralentissait, jusqu’à atteindre une allure pressée, mais en temps réel.
Rigg se planta devant lui. « Umbo ! » le stoppa-t-il.
Umbo s’arrêta. Miche également, qu’il voyait aussi maintenant qu’il était plongé dans leur présent – tout en étant aussi spectateur du sien.
« La voyez-vous ? » leur demanda-t-il en pointant Param du doigt.
Umbo la regarda et acquiesça. Miche fit de même.
« Rendez-vous à une heure de l’après-midi aux Mangeurs de nouilles, ajouta Rigg. Prends sa main. »
Param, qui venait de voir Umbo sortir de nulle part, marqua un mouvement de recul. Rigg lui prit la main de force. « N’aie pas peur ! la pressa-t-il. Et surtout tiens bon, sinon on ne sait pas où on va te retrouver. » Il la lâcha. Elle se cramponna à Umbo. Miche la tenait lui aussi.
Soit elle restait avec eux, soit ils la perdaient.
« Mais qu’est-ce que tu fais ? s’exclama Umbo.
— Si ça fonctionne, alors… »
L’Umbo de la Maison du Conseil perdit le contact. Rigg se retrouva seul face à deux traces.
Param était partie. Sa trace appartenait désormais au passé. Il la voyait remonter la rue devant lui, de façon continue, mais à l’endroit de leur rencontre avec Umbo et Miche, son éclat virait pour adopter celui des événements du matin.
Leur pouvoir ne se limitait donc pas à soustraire des objets au passé – une dague, des pierres enfouies dans le sol. Ils pouvaient aussi y ajouter des choses et des gens, à condition que quelqu’un soit prêt à les recevoir !
Ce n’était pas le moment de rêvasser. Il se tenait au milieu d’une rue, et à un jet de pierre d’une foule déchaînée. Sa mise n’était pas celle d’un prince, mais pas d’un va-nu-pieds non plus. L’occasion faisant le larron, si des fauteurs de troubles venaient à traîner dans le coin, les choses pouvaient vite dégénérer.