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Trop tard. Le temps de jeter un œil à l’angle de la rue, une demi-douzaine d’hommes – certains en haillons, mais pas tous – remontaient déjà vers lui, qui d’un pas vif, qui au pas de course. Si le gros de la foule était passé, il restait cependant quelques retardataires. S’il lui arrivait quelque chose, il y aurait au moins des témoins. De toute façon, à part ses habits, ils ne pourraient pas le dépouiller de grand-chose.

Au premier mouvement de fuite, la chasse à l’homme commencerait. Avec Param, ils n’auraient pas pu courir bien vite, mais, au moins, elle aurait pu les emmener tous les deux dans son monde invisible le temps que l’orage passe.

Peu importe, pensa Rigg. Elle n’est plus là.

Il détala comme un lapin.

Ses mois chez Flacommo l’avaient moins rouillé qu’il ne l’avait craint ; les quelques courses en compagnie d’Olivenko semblaient même avoir porté leurs fruits. Il rejoignit la banque et son passage secret loin devant ses poursuivants. Il se précipita à l’intérieur et referma derrière tout en restant attentif à leurs traces. Ils abandonnèrent rapidement, sans même fouiller l’alcôve.

Rien ne pressait. Il étendit son champ de vision à la Maison du Conseil. Les conseillers étaient toujours là, toujours sous bonne garde, mais plus d’Umbo ni de Miche.

Ainsi, l’avertissement avait fonctionné. Ses amis n’étaient pas allés au point de rendez-vous, ils étaient libres.

Leur passé avait été modifié, contrairement au sien. Il gardait clairement en mémoire la chronologie des événements antérieurs : l’arrestation de Miche et d’Umbo, leur arrivée au Conseil, sa traversée des tunnels avec Param.

Pousser sa sœur dans le passé n’avait pas fait que la mettre hors de danger. Rigg avait aussi poursuivi sa propre destinée.

Question de causalité, pensa-t-il. Param rejoint Umbo et Miche dans le passé mais, moi, je reste où je suis et qui je suis, dans ma propre chronologie. Mon passé n’a aucune raison de changer.

Bien à l’abri dans le tunnel, Rigg commença à retracer le parcours de Miche et d’Umbo depuis le début de la matinée. Il les retrouva filant droit au parc. Leurs traces marquaient une pause là où, avec Param, ils les avaient « rejoints ». Sa propre trace faisait un bond dans le passé. Il vit ensuite Umbo et Miche revenir sur leurs pas, agrippés à sa sœur.

Rigg les accompagna à distance tout le reste de la matinée, jusqu’à maintenant. Ils étaient encore loin de l’échoppe – le rendez-vous n’était que dans quelques heures. Mais pourquoi attendre ? Il décida de les rejoindre.

Il prit dans leur direction par des chemins détournés, pour éviter la foule et les soldats, puis bifurqua vers leurs traces les plus fraîches.

Ils s’aperçurent à distance. Miche le héla de la main et fit signe aux autres de ralentir l’allure en attendant que Rigg les rattrape. C’était plus sage : trois personnes immobiles risquaient fort d’attirer l’attention. Il les rejoignit dans l’entrée ombragée d’une boutique aux volets fermés. Umbo et Param étaient toujours cramponnés l’un à l’autre.

« Je crois que tu peux la lâcher, souffla Rigg.

— Qu’est-ce que tu en sais ? » réagit Umbo. Param ne paraissait pas plus rassurée. « Imagine que je la lâche et qu’elle se volatilise dans le futur, on n’aura pas l’air malins.

— Primo, commença Rigg, ce futur-là n’existe plus, sinon à cette heure-ci vous seriez entre les mains du Conseil. Ces événements n’ont jamais eu lieu, donc elle ne risque pas d’y retourner.

— Tu ne te les rappellerais pas s’ils n’avaient jamais eu lieu, nota Param.

— Et toi, tu t’en souviens ? renvoya Rigg.

— Bien sûr, acquiesça-t-elle.

— Et pourtant, tu es ici maintenant, avec nous, dans ce présent où il n’y a eu aucune arrestation.

— Admettons que je ne puisse pas y retourner. Mais qui dit que si je lâche, je ne vais pas disparaître ailleurs ? frémit-elle.

— Impossible parce que, deuxio, le futur, c’est maintenant. C’est moi qui ai mis ta main dans la sienne. J’ai continué à exister, sans vous, jusqu’à ce qu’on se retrouve. Tiens, prends ma main. »

Elle s’exécuta.

« Maintenant, lâche la sienne.

— Facile à dire, ce n’est pas toi qui risques de disparaître, marmonna Miche.

— Elle non plus, râla Rigg. Elle a juste fait un crochet par le passé et on s’est retrouvés. Pourquoi elle disparaîtrait ? Je n’ai pas disparu, moi, si ?

— Non. C’est dommage d’ailleurs », le taquina Miche.

Param lâcha la main d’Umbo. Rien. Umbo se massa les doigts en grimaçant.

« Désolée, s’excusa Param. J’étais terrifiée.

— Si tu veux te venger, montre-leur comment tu disparais vraiment. Ça, c’est terrifiant. »

Param lui jeta un regard noir mais jugea l’idée pas si idiote que ça finalement – elle disparut.

« Je t’avais dit de ne pas la lâcher ! fulmina Miche. Nous voilà bien… »

Param réapparut deux mètres plus loin. « Je suis là, sourit-elle.

— En plein dans le panneau, grommela Miche.

— En fait, je reste visible, pour moi en tout cas, expliqua-t-elle.

— Maintenant, tout le monde lui prend la main, lança Rigg.

— Elle n’en a que deux, fit remarquer Umbo.

— “Tout le monde” égale “Umbo et Miche”, corrigea Rigg. Allez, chacun une main. »

Ils s’exécutèrent. Rigg poursuivit : « Umbo, tends l’autre bras. Juste le bras tendu, voilà. Maintenant, lorsqu’elle… fait son truc… ne bouge pas. Reste bras tendu.

— Pourquoi ? s’affola Umbo.

— Tu vas voir. »

Param paraissait sceptique. « Je ne suis pas sûre d’aimer ça, hésita-t-elle.

— Ils doivent se rendre compte par eux-mêmes de ce que tu sais faire, et c’est le meilleur moyen. »

Param détourna le regard, l’air vexée, mais se plia néanmoins à l’exercice. Elle disparut – et Miche et Umbo avec elle.

Rigg se rappela alors combien il était facile d’oublier où se trouvait un objet la seconde d’avant. S’aidant de la trace d’Umbo, il essaya de visualiser grosso modo le bras tendu de son ami.

Il le traversa d’un aller-retour de la main de haut en bas.

Les trois resurgirent instantanément. Umbo fixait sa main, l’œil hagard, Miche le sol, visant un point de chute où s’écrouler sur le champ.

« Ne t’amuse plus à ça, s’emporta Param.

— Plus la peine, tenta de la rassurer Rigg. À voir leurs têtes, ils sont convaincus.

— Mais tu sais que c’est dangereux de superposer deux choses comme ça ! le tança Param. Et si j’avais perdu le contrôle ? Vous finissiez avec un bras en moins !

— Ouille, grimaça Umbo.

— Et quand une mouche te traverse, qu’est-ce qui se passe ? l’interrogea Miche.

— Ou un moucheron, ou un grain de poussière ? ajouta Rigg. Son corps semble capable de rejeter ou d’absorber ces petites masses. Je l’ai vue passer des heures invisible au milieu des mouches, des abeilles, des papillons de nuit. Param, tu es forcément déjà ressortie avec un de ces trucs à l’intérieur de toi, non ?

— Ça me rend malade, confia-t-elle. Quand je sors de mon invisibilité, si quoi que ce soit se trouve dans l’air, au même endroit que moi, je ressens une brûlure, très vive. Ensuite, je deviens fiévreuse. La cicatrisation prend du temps. La poussière et le sable ne me font pas trop mal. Le pire, ce sont les êtres vivants, les murs épais, le métal et la pierre.