— Nous agripper à toi, n’importe où. Pour nous ancrer dans ton temps. Deux jours avant que les choses tournent mal. »
Olivenko n’hésita pas une seconde. Il releva ses manches et retira son chapeau. « Accrochez-vous ! »
Les deux du bout – le soldat et le garçon – lui attrapèrent un bras, d’abord à une main, puis à deux, après avoir lâché Rigg et Param.
« Toujours là ! lança le petit.
— Et tu me tiens toujours dans le passé, lui indiqua Rigg. Même si tu as disparu du futur. Peut-être que nous…
— Tais-toi, et finissons-en ! » rugit le soldat.
Param et Rigg empoignèrent le bras libre d’Olivenko, sans toutefois se lâcher.
« Ça ne va pas être très pratique, devina Rigg, mais essayons de descendre ces marches ensemble. Olivenko, si je disparais, pas de panique. Si ça arrive, quittez la ville sans laisser de traces. Pas de bateau, ils gardent des registres des passagers. Faites-vous aussi discrets que possible.
— Et toi ?
— Je vous retrouverai plus tard, déclara Rigg. Seul, ce sera plus facile qu’à quatre – enfin, cinq maintenant. Et puis, je n’ai pas encore disparu. Prêts ?
— Plus que ça ! s’impatienta le vieux briscard. Tu parles vraiment trop, mon garçon, tu devrais apprendre à te taire. »
Olivenko ressentit une furieuse envie de claquer le soudard – quel manque de respect pour le fils de Knosso Sissamik ! En même temps, il ne connaissait rien de leur histoire. Il avait discuté un peu avec Rigg et juste entr’aperçu Param. Tout ce qu’il savait des autres, c’était qu’il devait leur faire confiance.
Ils descendirent comme ils purent, Olivenko au milieu, les autres marchant en crabe à ses côtés, cramponnés à ses bras comme à la vie.
Des claquements de souliers ferrés se firent entendre au deuxième.
« On s’active ! les pressa Olivenko. À moins que quelqu’un sache comment expliquer tout ça. »
Le temps d’atteindre la dernière marche, le vieux soldat et Param avaient complètement lâché – et étaient toujours là.
Le garçon fut le suivant.
Ils étaient maintenant dans la rue. Seul Rigg restait accroché, à deux mains. Les trois autres l’observaient, l’air pas plus rassurés que lui, nota Olivenko.
« Et voici le moment de vérité, déclara Rigg. Dans une seconde, je serai dans une ville à feu et à sang, recherché par la moitié de ses habitants, ou ici, entouré de ma sœur et de mes amis. Mais vous voilà en sécurité. Et moi aussi, en un sens. Je ne m’attends pas à exploser ou je ne sais quoi. » Et, ce disant, il lança un sourire entendu à Param, qu’Olivenko ne comprit pas bien.
Rigg lâcha.
Et resta là.
« Si tu as disparu, lâcha Olivenko, l’hallucination est parfaite. J’ai devant moi ta copie conforme. »
Rigg hocha la tête. « Qui sait si mon enveloppe corporelle n’est pas encore dans le futur, errant à l’aveuglette, attendant que je la réintègre. Mais c’est peu probable. Mes amis, je crois que nous avons enfin percé le secret du voyage dans le passé !
— Nous ne finirons jamais de m’impressionner, commenta le vieux soldat d’un ton pince-sans-rire.
— Une chose à ne pas oublier : c’est irréversible, rappela Rigg. Maintenant que je suis ici, avec vous, les seules traces qui m’apparaissent sont celles ayant existé à ce jour. Aucun signe, par exemple, de Param et de moi dans ce tunnel, ni de nous quatre réunis à côté du parc. Ces choses n’ont jamais existé.
— Euh, c’était l’idée, non ? » intervint le cadet de la troupe.
Le vieux soldat jeta un coup d’œil à la ronde. « Est-on certain que personne ne va vous reconnaître ? demanda-t-il en se tournant vers Rigg et Param.
— Personne ne sait à quoi ils ressemblent, fit observer Olivenko. Sauf quelques rares élus. Et il faudrait vraiment être maudits pour tomber sur eux ici et maintenant.
— Ce que je veux dire, reprit Rigg, c’est que même en le voulant, on ne pourrait pas retourner dans le futur. Les seules traces que je peux voir sont passées. Ce qui signifie que si nous souhaitons retenter l’expérience, sans toutefois rester dans le passé, alors le lien vers le futur ne doit pas être rompu. Et quand je parle de lien, je parle de moi, d’Umbo, ou de nous deux en même temps. Tant que nous existons au même endroit dans les deux époques, et ne sommes pas rattachés à un être vivant du passé, alors le lien vers le futur est maintenu. Qu’en pensez-vous ?
— Que tu as raison, lança Param. Ou tort. Je ne vois pas bien en quoi c’est important.
— C’est important car c’est ce qui va nous permettre de traverser le Mur, précisa Rigg. L’idée est de traverser avant même qu’il existe. D’un autre côté, on peut vouloir revenir à notre époque.
— Le Mur n’a pas toujours existé ? » s’étonna le garçon… comment déjà, Umbo ? Oui, un nom ridicule comme ça.
« Il y a douze mille ans, indiqua Rigg. Il n’y avait ni Mur, ni humains. Si on y va, on sera les premiers.
— Donc, c’est la méthode retenue pour traverser ? l’interrogea Olivenko.
— Oui, continua Rigg. Elle me paraît plus viable que de s’endormir dans un bateau tous drogués.
— Au moins, il n’y aura personne pour nous tuer de l’autre côté.
— C’est quoi, cette histoire ? » intervint le soldat.
Tout en déambulant dans les rues animées d’Aressa Sessamo, Rigg et Olivenko rappelèrent à leurs compagnons l’histoire de Knosso, de la traversée du Mur et du naufrage tragique, sans omettre aucun détail.
« Et tu veux nous emmener avec toi de l’autre côté en sachant pertinemment ce qui nous attend derrière ? grogna Miche.
— Les créatures qui ont tué Père Knosso, répliqua Miche, vivent dans l’eau. Là où on traversera, il n’y aura pas d’eau.
— Ce n’est pas pour ça qu’il n’y aura pas de danger, nota Param.
— Possible. Tout ce que je sais, c’est que le danger est partout, et surtout dans notre entremur.
— Soit, trancha Miche. Essayons, on verra bien.
— Juste une chose, temporisa Rigg. Si tu ne veux pas venir, Miche… rien ne t’y oblige.
— Personne ne m’a jamais obligé à quoi que ce soit.
— Je pensais à Flaque, précisa Rigg. Elle t’attend à la taverne. Derrière le Mur, c’est l’inconnu. Je ne promets pas qu’on revienne.
— Flaque est mon cœur, mon souffle et mon cerveau, dit Miche. Sans elle, je ne pourrais pas vivre. Mais elle me connaît. Elle sait que quand je quitte la Halte, c’est peut-être pour toujours. Elle le savait en me laissant vous accompagner. Si j’y reste, alors elle fera son deuil. Elle se demandera ce qui a pu m’arriver mais continuera à faire sa vie dans ce lieu qui porte son nom. L’un de nous doit mourir avant l’autre, c’est la vie. Vous voyez ce que je veux dire ? »
Olivenko voyait bien mais était tout de même soufflé d’entendre ce gros bonhomme parler comme ça. Ce n’était pas comme si Miche se fichait éperdument de revenir : sa voix était chargée d’émotion. Il refusait simplement de laisser ses sentiments pour la femme qu’il aimait le dérouter du chemin sur lequel il s’était engagé.
Un soldat, un vrai.
Comme moi, pensa Olivenko.
« Je suis des vôtres, lança le garde.
— Non, inutile, le remercia Rigg. Aide-nous à sortir de la ville, ce sera déjà bien.
— Dans trente minutes, je manquerai à l’appel, poursuivit Olivenko. Sans permission, on appelle ça de la désertion. Et ici, quand on retrouve un déserteur, on le pend. Quand vous sortirez de cette ville, il vaudrait mieux que je sois avec vous.
— Alors tu dois y retourner maintenant, trancha Rigg. J’ai été égoïste de demander ton aide. Indique-nous juste comment…
— C’est une blague ? l’interrompit Olivenko. J’ai assisté à la traversée de ton père et à sa mort, jeune Rigg. Je me suis toujours maudit de n’avoir pu l’accompagner. Si j’avais été présent, il serait peut-être encore là.
— Tu n’étais qu’un apprenti, encore qu’un enfant, lui rappela Rigg. Tu n’aurais rien pu faire.
— Et pourquoi crois-tu que je sois devenu soldat ? s’emporta Olivenko. Pour que, si l’occasion se représente, je sois prêt !
— Les déserteurs, moi, ce que j’en pense… grogna le vieux soldat.
— Votre opinion, vous pouvez vous la mettre où je pense, grinça Olivenko. Je ne suis pas un déserteur ! C’est un cas de force majeure.
— Vous êtes quoi alors ? s’immisça Param.
— Un compagnon de route du prince et de la princesse de la maison royale, en exil forcé, répondit Olivenko.
— Ah bon, admit Miche. Là, je suis d’accord. »