— Nos habits voyagent avec nous, en tout cas, ce qui, à mon sens, est déjà une bonne chose, observa judicieusement Param.
— Tout ce qui est relié à la terre est relié au monde et à son temps, suggéra Umbo. Ça ne peut donc être détaché du présent. Tu te rappelles, Rigg ? Sinon on se retrouverait nous-mêmes à flotter au milieu de l’espace et des étoiles après un saut dans le temps.
— Donc la question est : doit-on considérer cette carriole comme reliée au sol ? s’interrogea Rigg. Ou va-t-il falloir la soulever ?
— Il faut espérer que non, fit observer Miche. Parce que si, en plus, il faut se tenir la main…
— Assez parlé, essayons », proposa Rigg.
Quelques minutes plus tard, Umbo, Miche et Rigg agrippaient un morceau de la diligence par la main droite tout en se tenant par la gauche, formant un nœud à trois mains.
Rigg rechercha une trace sur laquelle s’ancrer. Il tomba sur celle d’une vache qui avait traversé le champ plus d’un siècle plus tôt. « J’en ai une, Umbo », lança-t-il.
Il ressentit alors ce changement désormais familier qui accompagnait la matérialisation des traces en êtres vivants – en l’occurrence, en villageois, à pied ou à cheval. Il ne se laissa pas distraire, focalisant toute son attention sur le bovin. Ses mouvements étaient si inhabituels qu’il eut toutes les peines du monde à ne pas le perdre. Pour une première avec un animal, il n’était pas déçu. L’intelligence du cerveau humain facilitait-il l’accrochage ? La vision de cette vache lui échappait, naviguait de floue à nette. Comme si Rigg essayait de fixer un objet de ses yeux endormis aux premiers rayons de l’aube.
Il parvint finalement à la stabiliser et vit le monde alentour se métamorphoser. La vache paissait désormais derrière une clôture qui longeait la route. Rigg n’avait pas prévu ça. La colline, plus peuplée à l’époque, avait troqué ses prairies fleuries pour des pâtures. Et la route, elle, son tapis herbeux pour une terre battue du matin au soir par les sabots des chevaux et les roues des charrettes.
« Vous voyez les clôtures ? interrogea Rigg.
— Oui, répondirent en chœur Olivenko et Miche.
— Bon, on est tous là, alors. Ne lâchez pas encore. Mais l’un de vous – Olivenko, d’accord ? – peut me lâcher la main.
— Pourquoi ?
— Pour voir si tu nous quittes ou si tu restes.
— Mais Umbo est juste là, indiqua Olivenko.
— Normal. C’est lui qui contrôle, il est toujours avec nous. Maintenant, lâche-moi, qu’on voie ce que ça donne. »
Olivenko lâcha – il resta agrippé à la diligence. Il était toujours là.
« On va essayer autre chose », continua Rigg. Il lâcha la main de Miche, se baissa, ramassa une pierre et la lança dans la diligence. Elle rebondit en toquant et raclant contre le plancher puis ressortit de l’autre côté. « Je ne sais pas où on est, en conclut-il, mais ce truc est bien là avec nous.
— Sacrée découverte, le félicita Miche. Et quel soulagement d’apprendre qu’on ne s’accroche pas à rien !
— Si ces pierres du passé peuvent rebondir comme ça dedans, c’est qu’il est dans le passé aussi.
— Ou que tu as rapporté les pierres dans le futur, nota Miche.
— Essayons de le bouger, lança Rigg.
— Essayez de le bouger, toi et Olivenko, tu veux dire. Avec ton poids, tu ne vas pas bouger grand-chose.
— J’ai bien tenté de grossir chez Flacommo, mais sans grande réussite, admit Rigg.
— Si, un peu, nota Miche. Et grandi aussi. Mais pas beaucoup.
— Surtout, ne lâche pas la diligence ! » lui ordonna Rigg.
Miche lâcha aussitôt.
« Merci, ça fait plaisir… grimaça Rigg.
— C’est bien d’être prudent, se justifia Miche, mais à un moment donné, c’est bien aussi de savoir une bonne fois pour toutes ce que ça fait de lâcher. Je vois toujours la vache et les clôtures. Conclusion, quand on est dans le passé, on est dans le passé. Tant qu’Umbo le veut, en tout cas.
— Très bien, s’inclina Rigg. Mais ce qui m’inquiétait, c’était plutôt de savoir si la diligence allait y rester, elle.
— Eh bien, lâchons tous et retournons voir Umbo et Param ! On aura notre réponse.
— Mais je ne veux pas la laisser là.
— Il suffira de revenir la déplacer. Au moins, on saura, insista Miche. Si on peut s’épargner la peine de la balancer dans le ruisseau pour se rendre compte qu’en fait elle est toujours dans le présent… et qu’en plus on ne voit qu’elle depuis la route. Parce que je peux t’assurer que, d’ici, le Général Citoyen ne va pas la louper !
— Pas bête, apprécia Rigg.
— Tu dis ça, nota Olivenko, comme si le simple fait que le sergent Miche y ait pensé, et pas toi, signifiait que toi, tu étais bête.
— Il va falloir t’y faire, le prévint Miche. Rigg se croit le meilleur, alors forcément, quand quelqu’un dit un truc intelligent, ça le surprend.
— On a tous lâché, dit Rigg en faisant la sourde oreille. Umbo, ramène-nous. »
Les clôtures disparurent. La vache disparut. La diligence aussi.
« Beau boulot, les félicita Umbo. Nous voilà débarrassés.
— On l’a laissée sur place, précisa Olivenko. Pourtant, elle a disparu. »
Rigg trouva la réponse à ce mystère dans les traces ; il la trouva. « Le lendemain de notre passage, une demi-douzaine de personnes se sont approchées. Avec des chevaux… non, les traces sont trop petites… des ânes. Pas l’idéal, mais apparemment, ça leur a suffi pour emporter la diligence vers cette grange.
— Où tu vois une grange ? s’étonna Olivenko.
— Les planches de bois pourries là-bas, pointa du doigt Umbo. C’était une grange. »
Rigg s’élança sans prévenir dans la pente, Umbo dans son sillage. « Reste ici, Param ! » hurla Rigg. Il pouvait être sûr qu’après une telle consigne il la verrait débouler avec Olivenko et Miche dans moins d’une minute.
Des restes de mur dessinaient un vague rectangle au milieu duquel se décomposait depuis cinquante bonnes années le toit effondré de la grange. Des décombres émergeaient les vestiges encore identifiables de la diligence : les roues et quelques pièces métalliques grignotées par la rouille.
« Ça, c’est quelque chose, s’émerveilla Miche.
— Quel gâchis, ajouta Olivenko. La dégager de la route pour la laisser pourrir ici.
— Bravo pour la cachette, en tout cas, salua Umbo.
— Ils l’ont sortie à plusieurs reprises au début, indiqua Rigg. En l’attelant à quatre chevaux. Des gens différents chaque fois, comme s’ils se l’étaient partagée. Je compte cinq groupes… mais toujours les mêmes chevaux.
— Ils ont acheté quatre chevaux ? » s’exclama Umbo.
Sa surprise était facile à comprendre. Personne à Gué-de-la-Chute ne pouvait se payer quatre chevaux. Surtout d’un coup.
« Ils ont dû organiser une collecte, supposa Miche.
— En tout cas, à en croire les traces, ils ne les ont jamais remplacés, continua Rigg. Ils ont fini par la tirer à trois chevaux, puis à deux, puis elle n’est plus jamais sortie.
— Les pauvres bourrins ont dû tirer des charrues, des herses et des charrettes de foin à en crever, imagina Miche.
— Notre petit cadeau leur a coûté cher, conclut Rigg.
— N’exagérons rien, tempéra Umbo. Tu n’aurais pas aimé faire des tours de diligence quand tu étais petit, toi, Rigg ?
— Rappelle-toi les sacrifices que faisait ton père pour vous payer un porc, alors quatre chevaux ! Surtout pour les partager. »