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Umbo haussa les épaules. « Retournons à la route. Il y en a d’autres qui n’ont pas dû chômer pendant qu’on faisait nos petites affaires. S’ils arrivent maintenant, on fait quoi ? »

Rigg partit en tête vers les chevaux. Il vit Param tirer un peu la langue dans la montée, mais Olivenko veillait. Arrivé au sommet de la colline, une main flattant l’encolure du cheval sur lequel il avait jeté son dévolu, Rigg se lança à la recherche de traces fraîches, scrutant la route sur des kilomètres à la ronde. Rien, hormis quelques animaux et la population locale vaquant à ses occupations. Il n’y avait pas encore urgence.

Il envisagea un instant la possibilité d’un saut de quelques jours en arrière, tous les cinq, montures comprises, pour creuser un peu plus l’écart entre eux et leurs poursuivants. Il finit par rejeter l’idée sans même la soumettre aux autres. Le problème demeurait entier : il fallait trouver quelqu’un sur qui s’ancrer dans le passé, quelqu’un qui s’en souviendrait le jour où les hommes du Général Citoyen viendraient l’interroger. Ils en déduiraient vite que les fuyards savaient voyager dans le temps.

Et s’ils remontaient de dix, de quinze, ou même de cent ans en arrière, qu’arriverait-il ? Comment deviner quelles autres complications les attendaient ? Ou quelle influence auraient leurs actes sur le futur ? Feraient-ils naître une nouvelle légende, celle des voyageurs tombés du ciel – ou, pire, du prince et de la princesse tombés du ciel ? Le Général Citoyen ou Mère en tireraient leurs propres conclusions et auraient tout le temps de planifier une embuscade sur cette route. C’était décidé : à partir de maintenant, ils voyageraient dans le présent et uniquement dans le présent, sauf en cas d’urgence.

Sans diligence, leur progression s’accéléra nettement, même si elle se faisait à pied pour trois d’entre eux. Param avait démarré à califourchon sur un cheval – ce qui n’était déjà pas de tout repos –, tandis que Miche avait pris l’autre pour partir en éclaireur. Param insistait de temps à autre pour descendre de sa monture et prendre ses tours de marche comme les autres. « Ce n’est pas en restant assise sur un cheval que je me ferai les cuisses. En plus, je les ai en feu tellement ça frotte, et je me sens toute cassée. »

Le voyage dura plusieurs semaines. Param avalait de plus en plus de kilomètres, jusqu’à tenir des journées entières de marche. Ils se ravitaillèrent dans deux fermes. En arrivant à la seconde, le fermier leur lança : « Je sais pas où que vous croyez aller, mais c’est pas par là.

— Qu’est-ce qui n’est pas par là ? s’enquit Olivenko.

— Tout, répondit le fermier. Par là-bas, c’est nulle part.

— Peut-être qu’on cherche à aller nulle part, poursuivit Olivenko.

— Peut-être que vous cherchez le Mur… devina l’homme.

— Le Mur ? s’exclama Olivenko.

— Ouaip, lâcha le fermier. C’est donc ça. Oooh, vous allez tomber dessus. Tout droit par là. À un jour ou deux de là.

— La route est sûre ? Pas de brigands ? questionna Miche.

— Je sais pas trop, répondit le fermier. Si y en a, ils nous emmerdent pas.

— Plutôt rassurant, conclut Olivenko.

— Qu’est-ce que vous fuyez comme ça ? » demanda l’homme.

Rigg n’appréciait guère la tournure que prenait la conversation. « Vous, pour commencer, assena-t-il. Et tous ceux qui fourrent leur nez dans les affaires des autres.

— Des soldats patrouillent dans le coin, poursuivit le fermier sans relever. Sortent toujours quand on les attend plus. Enfin moi je dis ça… »

L’homme remonta tout de suite dans l’estime de Rigg. « Merci de nous avoir prévenus.

— Pour venir s’installer dans un coin pareil, faut une bonne raison, ajouta le fermier avec un clin d’œil. Avoir piqué la femme d’un autre, par exemple. Surtout quand le cocu a de gros moyens et qu’on veut éviter de le recroiser… le mieux, dans ces cas-là, est de partir très très loin. Près du Mur, mais pas trop. La cavale, je connais. Ma femme aussi. »

Rigg lorgna vers la femme édentée, empatouillée avec ses cinq marmots. Il se demanda si elle y avait gagné au change. Il remarqua qu’elle avait été belle.

Ils réglèrent leurs provisions – la somme exacte, sans marchander. Une manière de lui acheter son silence tout en le remerciant pour ses conseils.

Passé le dernier bout de route, la nature s’étendait à perte de vue. Les cinq voyageurs poursuivirent en pleine brousse, à travers collines et vallons. Rigg ne pouvait s’empêcher de penser au fermier et à sa femme. « Pour quelle raison irait-elle abandonner son confort pour une telle vie ? finit-il par se demander à haute voix.

— Elle n’a pas vu venir, supposa Umbo. Après, il était trop tard.

— Elle avait tout prévu, au contraire, le contredit Olivenko. Elle savait qu’une fois sa beauté fanée une plus fraîche qu’elle viendrait prendre sa place dans le lit de son mari.

— Elle l’a suivi par amour, ajouta Miche. Ils s’aimaient sans doute avant même qu’elle ne se marie – ou que ses parents la marient, vu qu’il avait de l’argent. Mauvaise pioche, mais elle a su rectifier le tir. Voilà comment ça s’est passé ! »

Rigg se tourna vers Param. Elle sourit timidement et dit : « Elle voulait porter ses enfants, pas ceux de l’autre. »

Sa remarque les fit bien rire.

« C’est aussi simple que ça, tu crois ? continua à glousser Rigg.

— Elle s’est peut-être raconté une autre histoire, poursuivit Param, mais oui, c’est aussi simple que ça. C’est ce que disait Mère. »

Ah oui, Mère… « Est-ce la raison qu’elle a donnée pour s’être mariée avec Père Knosso ? l’interrogea Rigg.

— Non, c’était des autres femmes qu’elle parlait, déclara Param. Des raisons qui poussaient les autres femmes à se marier.

— Et elle, alors ?

— Elle, c’était pour le bien de la lignée royale.

— Autrement dit, intervint Miche, elle voulait porter ses enfants ! »

Son intervention provoqua un éclat de rire général.

Ils furent au Mur en quatre jours contre deux annoncés, mais sans grande surprise : ils avaient dévié au sud-est en pensant tirer plein est. Ils trouvèrent le Mur non pas avec leurs yeux, mais avec leur esprit.

« Vous avez remarqué comme on a dérivé au sud ? les questionna Miche.

— Ah bon ? » s’étonna Olivenko.

Rigg et Umbo savaient déjà pourquoi. « Les chevaux n’iront pas plus à l’est, lança Umbo.

— Eux aussi la sentent… Et mieux que nous. L’aversion, explicita Miche. Voyez comme ils sont rétifs. »

Param frémit. « Cette sensation, c’est donc le Mur.

— Le simple fait de se décider à y aller rend irritable, vous aussi, vous le sentez ? ajouta Miche.

— Comme plonger de son plein gré dans un cauchemar, glissa Param.

— Absolument », approuva Miche.

Olivenko tendit les rênes de sa monture à Rigg. Il mit cap à l’est d’un pas résolu, attaquant par l’ascension d’un talus. Il disparut rapidement de l’autre côté.

« Il va revenir », indiqua Miche.

Effectivement, Olivenko réapparut, tirant au sud cette fois, l’air toujours aussi déterminé. Il entendit leurs appels et se tourna vers eux. Il écarquilla des yeux comme des billes et les rejoignit au pas de course. « Comment vous avez fait ? s’exclama-t-il. Vous êtes arrivés là comment ? »

Ils s’esclaffèrent de bon cœur. Miche ne le fit pas mariner plus longtemps. « C’est le Mur. Il te dévie. Tu as foncé comme un bélier pas vrai, sans te poser de questions ? En pensant que tu pourrais passer en force. Mais le Mur t’a fait plier. À chaque pas il te dévie un peu plus, jusqu’à ce que tu t’écartes complètement, tout en restant persuadé de suivre la bonne direction.