— Vous n’avez pas bougé ? » Il jeta un coup d’œil aux chevaux ; ils broutaient toujours la même motte. « Vous avez juste attendu là ?
— Donc le Mur te trompe pour t’éloigner ? tenta de comprendre Param.
— Pas exactement, rectifia Miche. Il te submerge de terreur et de peine. C’est ton cerveau qui t’embrouille volontairement l’esprit pour ne pas avoir à le supporter.
— J’étais curieux de voir ce qu’on ressentait, admit Olivenko. Je n’ai jamais vraiment pensé pouvoir traverser.
— Pour ressentir quelque chose, il faut choisir un point fixe de l’autre côté. Quand je dis “choisir”, je parle de l’écrire noir sur blanc sur un morceau de papier et de se relire de temps en temps pour ne pas oublier ce que c’est. Choisis ce point et marche droit dessus sans le lâcher des yeux. C’est le seul moyen pour s’en approcher suffisamment et ressentir quelque chose.
— J’y retourne, dans ce cas, lança Olivenko. Il faut que je sache.
— Tu n’as jamais fait de cauchemar ? Tu ne t’es jamais réveillé dans une mare de sueur froide, les larmes aux yeux ? »
Olivenko frémit. « Tu veux dire que… je sais déjà ?
— Tu n’as pas besoin d’en savoir plus, crois-moi. Plus tu t’approches, plus ton esprit te donne de bonnes raisons d’être terrifié et ravagé par le chagrin. Petit à petit, tu commences à avoir des visions, de monstres, de gens mutilés, de ta famille torturée à mort. Et tout ce qui te reste après cela, jusqu’à la fin de tes jours, ce sont ces images envoyées par ton cerveau pour justifier cette douleur et cette horreur que tu as ressenties.
— Dans ce cas, comment les gens ont-ils fait pour comprendre que c’était le Mur, et pas juste un endroit maudit ? questionna Olivenko, son âme de chercheur refaisant surface.
— N’as-tu pas vécu cela avec Père Knosso ? » l’interrogea Rigg.
Olivenko fit non de la tête. « Ton père nous avait demandé de rester à bonne distance. Mais j’ai pu m’approcher suffisamment pour voir que le Mur est balisé par des bouées sur toute sa longueur. C’est le cas depuis plus de mille ans. Une précaution pour éviter que les bateaux s’aventurent trop près. Tout le monde sait qu’une mauvaise rafale peut les rabattre et coûter aux marins leur raison – mais un seul a émis l’idée de pouvoir le traverser inconscient : Père Knosso.
— Il ne craignait pas d’être assailli de cauchemars pendant la traversée ?
— Pendant un sommeil narcotique, il n’y a pas de rêves, expliqua Olivenko. Mais on ne saura jamais si ça a marché.
— Continuons, proposa Miche. À moins que tu ne veuilles réessayer, Olivenko ?
— Non, trembla celui-ci. Des démons, on en verra assez de l’autre côté. » Il se tourna vers Rigg. « Qu’est-ce qu’on cherche, exactement ?
— Un terrain lisse. Rocheux, sans arbres, mais pas escarpé. Père et moi l’avons aperçu du haut du Surplomb. Tout n’était alors qu’un immense lac qui se vidait du haut des falaises pour former les Chutes de Stashi. Puis, en émiettant la roche, le haut des chutes a reculé, le lac a commencé à se vider plus bas, puis encore plus bas, jusqu’à se réduire à une vaste étendue dans la rivière qui se jette dans des gorges profondes, inexistantes il y a douze mille ans encore.
— Tu as vu le passé ? lui demanda Param. Le lac ?
— J’ai vu les traces des anciens, expliqua Rigg. Les vieux ponts sur lesquels ils traversaient. Là où ils nageaient aussi. Les traces étaient suspendues dans les airs, à hauteur d’un sol aujourd’hui érodé. L’homme n’a pas encore appris à voler. Il nous faut un lieu qui n’a connu qu’une faible érosion, où les traces ne seront pas à trois mètres du sol. Et suffisamment désert pour ne pas attirer les animaux en quête de nourriture, qu’on ne tombe pas nez à nez avec un prédateur affamé. Un lieu resté tel quel pendant douze mille années.
— Si ce n’est que ça… ironisa Miche.
— Pourquoi ? réagit Rigg. Tu sais où aller ?
— Je n’ai travaillé qu’au Mur de l’Ouest, lui rappela Miche. Et je disais ça en rigolant, au cas où tu n’aurais pas remarqué.
— Avant l’arrivée des humains, des animaux vivaient ici, continua Rigg. Pas des petits, comme les mare-becs, les ornyx et les pipours. Certains étaient énormes. Et leurs prédateurs encore plus. J’essaie de les repérer depuis qu’on s’est approchés du Mur. Les plus anciens d’entre eux ne ressemblent à rien que je connaisse. Leurs traces sont si faibles, si passées ; ils n’ont rien à voir avec ceux que l’on traquait pour leur fourrure. C’est la première fois que j’ai l’occasion de vraiment les étudier. Ils sont différents. Ils viennent d’ailleurs.
— Pas d’ici… d’une autre planète, tu veux dire ? avança Umbo.
— Exactement, confirma Rigg.
— Mais de laquelle ? l’interrogea Param.
— De celle-ci, dit Rigg. Du Jardin. Sur cette planète, les intrus, les étrangers, c’est nous. Nous ne sommes arrivés ici qu’il y a un peu plus de 11 191 années. Avant notre arrivée, ce monde était différent. Il grouillait d’une vie tout autre, de plantes et d’animaux aujourd’hui disparus. C’est en suivant l’un d’eux qu’on va traverser le Mur.
— Tu es en train de nous expliquer qu’on va devenir les premiers humains à marcher sur cette planète ? résuma Olivenko. Tu es encore plus tordu que ton père.
— Bien plus tordu, admit Rigg. Même moi j’ai du mal à me croire… sauf que c’est vrai. »
L’endroit rêvé resta introuvable. Ils passèrent bien par un plateau aride et désolé, tout juste égayé de quelques arbres décharnés et arbustes rachitiques, mais Rigg nota au même moment la présence de traces fraîches qui convergeaient vers eux. Elles étaient encore à des kilomètres mais s’ils s’arrêtaient maintenant, leurs poursuivants seraient sur eux en quelques heures à peine. Leur avance avait bien fondu.
Lorsqu’il en informa les autres, leur premier réflexe fut de forcer l’allure. Rigg les arrêta. « Le Mur est juste là. Le sol est rocheux. Je ne vois aucune vraie rivière entre nous et le Mur. Il ne reste qu’à trouver une surface suffisamment plane – et des traces à suivre. On sera partis avant qu’ils nous aperçoivent.
— Si ça marche, le doucha Miche.
— Merci pour tes encouragements, dit Rigg.
— Si ça ne fonctionne pas, s’immisça Param, je vous le demande à tous : pas de lutte. Ils nous prendront, Rigg et moi, et le reste d’entre vous pourra repartir librement.
— Pas sûr qu’ils soient de cet avis, s’interposa Miche. Quoi qu’ils aient promis, je doute qu’ils respectent la parole donnée.
— Ils n’auront pas à le faire, poursuivit Param. Umbo se chargera de vous faire disparaître dans le passé, à un mois d’ici. Ou un an. Vous aurez tout le temps de vous faire oublier. Ils ne vous retrouveront pas. Vous n’avez pas besoin de traverser le Mur pour être saufs. C’est notre privilège à nous, les élus, les chanceux royaux. » Elle leur lança un sourire malicieux. « Maintenant, laissons Rigg se concentrer. »
Umbo exhiba la sacoche de pierres fraîchement sortie de son entrejambe. « Rigg, lança-t-il. Tu devrais peut-être les prendre.
— Félicitations, il va être bien concentré maintenant, fit remarquer Param de sa voix douce.
— Pourquoi ? s’étonna Rigg. Elles étaient en sécurité dans ton pantalon !
— Parce qu’elles sont à toi, répliqua Umbo. L’Homme en Or te les a léguées.
— Qui ? tenta de comprendre Rigg.
— Ton père.