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— Personne ne l’a jamais appelé comme ça !

— Si, nous, les enfants, confia Umbo. On l’appelait tous comme ça, mais toujours dans son dos. Et dans le tien aussi.

— Mais l’Homme en Or et l’Immortel sont un seul et même homme ! le contredit Rigg. Mon père ne répond plus vraiment au titre du second…

— Il t’a donné ces pierres, elles t’appartiennent. Et à quoi nous serviraient-elles, à Miche, Olivenko et moi, au fin fond de notre cachette ? Rappelle-toi comme la vente d’une seule nous a déjà réussi. » Umbo mit ensuite la main à sa ceinture et sortit la dague de son fourreau.

« Garde-la, le pria Rigg. Elle est à toi, maintenant. » Umbo tenta bien de protester mais Rigg leva la main : « En souvenir de notre amitié. »

Param prit une profonde inspiration et se lança. « Rigg, pourquoi ne pas rester groupés ? Umbo peut nous ramener dans le passé tous ensemble, il l’a déjà fait.

— Ce n’est pas tant le saut dans le passé qui l’inquiète, c’est plutôt le retour dans le présent, expliqua Umbo.

— Oui, je sais, la dernière fois, Miche et Umbo sont revenus un jour trop tôt. Mais qu’est-ce qu’un jour ? Ce n’est pas important ! protesta Param.

— Tu l’as dit, intervint Umbo, la dernière fois, c’était un jour. Mais imaginons que le raté soit proportionnel au saut. Un jour pour six mois, deux jours pour un an, vingt-deux jours pour onze ans. Sur onze mille ans, l’écart monte vite à vingt-deux mille jours. Plus de cinquante ans. »

Param acquiesça. « Mais si nous quittons cet entremur, quelle importance ?

— Et si on veut revenir un jour ? avança Rigg. Si on trouve un moyen de contrecarrer les desseins du Général Citoyen, par exemple ? Car j’ai l’affreux pressentiment que lui et Mère sont sur le point de rappeler à tout le monde pourquoi la Révolution du Peuple a éclaté la première fois. À quoi servira-t-on si on arrive trente ans avant notre naissance ?

— Ou trois cents ans, renchérit Umbo. C’est peut-être complètement aléatoire.

— Ou pire encore, si Umbo nous projette tellement loin dans le passé qu’on y reste bloqués. Vivre dans un monde avant même l’arrivée des premiers humains, non merci ! C’est un luxe qu’on ne peut pas se permettre vu l’urgence de la situation.

— Donc on maintient nos positions, décréta Umbo. Je reste dans le présent. Rigg, Miche et Olivenko, je vous envoie dans le passé avant que le Mur n’existe. Ensuite, vous attendez qu’on traverse avec Param grâce à son pouvoir d’invisibilité. Si le Mur veut bien nous laisser faire.

— Et s’il refuse ? s’inquiéta Param.

— Je reviens, intervint Rigg. Et je t’emmène avec nous.

— Ce qui veut dire qu’on abandonne Umbo.

— Sans nous, il ne court aucun danger.

— Pourquoi les intéresserais-je ? » lança Umbo avec une jovialité forcée qui n’échappa pas à Rigg. Le fait de n’être personne, aux yeux de l’histoire du moins, laissait à son ami un goût amer.

« Tu as raison, rebondit Rigg. Pourquoi les intéresserais-tu ? Ils sont trop stupides pour le savoir. Tu n’es que celui qui détient le plus grand pouvoir d’entre nous, après tout. Et le seul capable de nous faire voyager dans le temps et de changer le cours des choses ! »

Param se tourna à nouveau vers Umbo. Elle, digne héritière d’un monde où, pour exister, il fallait naître de sang royal, semblait voir pour la première fois en lui quelqu’un de spécial. Lui, le fils d’un paysan de Gué-de-la-Chute, était aussi le seul être au monde à maîtriser le temps. Elle aurait au moins appris quelque chose, aujourd’hui : que, chez un homme, la noblesse ne se définissait pas à la naissance mais aux actes – et au choix des actes.

Ils poussèrent encore un peu, jusqu’au sommet d’un faux plat qui ferait l’affaire, selon Rigg. L’endroit n’était pas idéal – des rochers affleuraient çà et là, et certaines zones avaient souffert de l’érosion due au sable et au vent. Mais il formait une dépression circulaire et le sol était sec, sans rivière autour et, surtout, des traces animales d’un autre âge traversaient le Mur de part en part en suivant une belle courbe de niveau.

« Nous voilà sauvés, annonça Rigg. “Si ça marche”, comme dirait Miche. »

Ils approchèrent les chevaux au plus près du rayon d’influence du Mur et les déchargèrent. Les pauvres se mirent à brouter le peu qu’ils trouvèrent.

Rigg grimpa sur un bloc rocheux qui offrait une vue dégagée jusqu’au Mur et au-delà. Umbo le rejoignit au sommet. Rigg évalua aux traces millénaires la distance à parcourir.

« Entre un et deux kilomètres, annonça-t-il. Tu vois ce petit chêne nain bossu contre l’éperon rocheux ? Quand on l’aura atteint, tu pourras nous ramener.

— Ça fait plutôt deux kilomètres… rectifia Umbo.

— Oui, plutôt deux, confirma Rigg.

— Combien de temps il vous faudra, chargés comme vous serez ?

— Sans Param, pas beaucoup.

— Et comment on fera, nous, si on ne peut pas traverser ?

— Vous resterez invisibles le temps que les autres abandonnent leurs recherches.

— On devrait peut-être traverser les premiers, suggéra Umbo, pour être sûrs ?

— Si on avait plus d’une heure d’avance sur les autres, je dirais oui, déclara Rigg. Mais Param est tellement lente quand elle est invisible. Pour faire ces deux kilomètres, ça peut vous prendre une semaine.

— Ça me va, indiqua Umbo. Je vous observerai d’ici. Tu fais monter Param ?

— Les saints veillent sur vous ! lança Rigg, et il descendit du roc.

— Attends, le stoppa Umbo. Vous nous laissez quelques provisions, au moins ? »

Rigg rigola. « Umbo, pour vous, une heure s’écoulera tout au plus. Quel que soit le temps qu’il vous faille réellement pour faire ces deux kilomètres. »

Arrivé au sol, Rigg chercha Param. En vain.

Sa sœur était introuvable.

Il finit par repérer sa trace… en pleine tentative de traversée du Mur ! Elle avait pris l’initiative de tester seule finalement. Elle se mouvait plus vite qu’il ne l’avait jamais vue faire en étant invisible – ce qui signifiait qu’elle s’était légèrement accélérée. Il pouvait d’ailleurs la suivre au miroitement de l’air à son passage, à sa silhouette à la frange du visible et de l’invisible.

Son allure était tout de même nettement plus lente que n’importe quel marcheur normal. Jusqu’où avait-elle l’intention d’aller ? Derrière, leurs poursuivants cravachaient et gagnaient rapidement du terrain. La marge de manœuvre du groupe était déjà critique. Il leur fallait suffisamment de temps pour traverser le Mur avant qu’Umbo et Param ne puissent disparaître à leur tour. Quelle attitude irresponsable que de gâcher ces minutes précieuses juste « pour voir ». Dire qu’en plus elle devait croire qu’une ou deux minutes à peine s’étaient écoulées. Et elle n’avait même pas fait quinze mètres… Il avait du mal à comprendre le but de la manœuvre.

Il la vit réapparaître.

Elle se mit à hurler.

Rigg se rua vers elle. Olivenko et Miche aussi.

« J’y vais ! cria Rigg. Restez où vous êtes ! » Il sentait déjà le chagrin et la douleur le submerger. Il comprit qu’il ne pourrait jamais la rejoindre, que tout était perdu. Il comprit ce qui l’avait fait hurler.

Elle tituba dans sa direction, son visage déformé en un masque de douleur et de folie. « Cours vers moi ! lui hurla-t-il. Surtout reste visible ! Nous n’avons plus le temps ! »

Après quelques mètres seulement vers elle, sa peur n’était déjà plus supportable. Son esprit se mit à le harceler de bonnes raisons de craindre le pire. Ils étaient prisonniers du Mur et n’en sortiraient jamais. La terre allait s’ouvrir et les engloutir. Le Général Citoyen fondait sur eux, prêt à faire voler leurs têtes d’un coup de sabre. Tout ce qu’il avait entrepris n’était qu’un lamentable échec.