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Si seulement Umbo avait été là ! Un petit ralentissement du temps et hop, il aurait su si Mère était au courant de l’attentat avant son arrivée.

Il y avait de grandes chances : le petit groupe s’était entretenu une heure durant en privé avec elle.

Enfin… de là à conclure qu’ils étaient en train de fomenter son assassinat… Et Flacommo qui n’avait jamais rencontré l’assassin. Quelle conclusion en tirer ? Et quid du Conseil révolutionnaire ? En définitive, le don de Rigg lui en avait appris plus que quiconque, mais rien de bien utile.

Il n’était pas seul dans le jardin.

Une trace se dessinait sous son regard, là, juste en face de lui, au ralenti. Son éclat s’estompait à vue d’œil. Il ouvrit les yeux : personne.

On racontait des histoires à propos d’hommes invisibles, de saints dotés du pouvoir de se mouvoir incognito dans une foule ou encore d’individus qui, après avoir offensé un sorcier, subissaient son courroux et se retrouvaient à errer seuls jusqu’à la fin de leurs jours, invisibles. Sornettes ! clamait Rigg. D’après Père, une image se définissait comme un ensemble de photons de différentes longueurs d’onde réfléchis, absorbés ou diffractés chacun à leur manière avant d’être captés par la rétine. Il était techniquement impossible de rendre chaque atome de son corps transparent aux photons.

Père ne disait-il pas aussi : « “Impossible” dans la bouche de l’idiot devient “peu probable” dans celle du sage » ? C’était devenu une blague entre eux – pendant plusieurs mois, ils avaient retiré « non » de leur vocabulaire pour le remplacer par « peu probable ». Il venait maintenant à l’esprit de Rigg que, si Père et lui avaient tant débattu de la possibilité de l’invisibilité, ce n’était peut-être pas un hasard.

Tête de mule, Rigg jugea prématuré de céder à l’histoire de la transparence des atomes à la lumière. S’il y avait une explication rationnelle derrière tout ça, il la trouverait. Il referma les paupières et scruta la trace qui se mouvait avec peine, espérant y déceler un indice.

Pour commencer, elle se déplaçait plus lentement qu’aucun autre être humain. Ensuite se posait la question de son éclat : il se ternissait bien trop vite. La trace de cette chose paraissait déjà, à son extrémité de départ, antérieure à celle de Rigg.

Et à l’autre, là où une personne aurait dû se tenir, elle vacillait.

Non pas en clignotant, mais en passant par toutes les nuances d’un même ton, sans transition.

Rigg rouvrit les yeux. Si c’était encore un assassin, il allait devoir accélérer un peu pour le surprendre…

À moins qu’il ne sorte brusquement de son invisibilité pour fondre sur lui comme un faucon sur sa proie ?

Le mieux était d’aller voir de plus près. Rigg se leva et alla se planter d’un pas décidé devant la trace.

Celle-ci mit une éternité à freiner puis à repartir dans l’autre sens. L’espace d’une seconde, une seule seconde d’immobilité, Rigg entr’aperçut la chose. Ses yeux, sa taille, sa silhouette aussi, une femme, d’après ses habits et sa coiffure. Dans son regard se lisait une forme de… peur ? D’étonnement ?

Rigg venait de dévoiler à l’invisible les failles de son invisibilité. Et avait appris une chose : en s’arrêtant, elle redevenait visible, ou presque.

« Qui êtes-vous ? » demanda-t-il d’une voix douce. Il était si près d’elle qu’elle ne pouvait pas ne pas l’entendre. Pourtant, pas le moindre signe de réponse. L’Invisible traçait sa route, un peu plus vite à vue de nez.

Frustré, Rigg remonta sa trace d’un pas résolu et traversa l’endroit où elle était censée se tenir, en plein milieu.

Ressentit-il quelque chose de particulier à cet instant ? Un léger vacillement, peut-être même un peu de chaleur. Ou, conscient de traverser un être vivant, son imagination lui jouait-elle des tours ?

Il se retourna : rien, la trace continuait simplement sur sa lancée. Un peu plus vivement peut-être, si toutefois « vivement » pouvait s’appliquer à un rythme dont ne se serait pas vanté un escargot.

Rigg avait tout même sa petite idée sur l’identité de l’invisible. S’il ne pouvait ni lui parler ni la forcer à redevenir visible, il pouvait au moins chercher à découvrir d’où elle venait et qui la connaissait. Il s’écarta de son chemin et ferma les yeux pour remonter sa trace, pleinement concentré. À quelques mètres à peine, la trace perdait son vacillement caractéristique pour redevenir parfaitement normale jusqu’à la maison… jusqu’à la chambre de Mère.

L’Invisible en était sortie à un rythme normal. Qu’elle l’ait fait au plus noir de la nuit, seule dans les couloirs, venait accréditer sa thèse : quand elle se déplaçait normalement, l’Invisible redevenait visible. Si personne ne l’avait vue, c’était uniquement parce que la maison était plongée dans l’obscurité et qu’ils dormaient tous. Ce n’est qu’en apercevant quelqu’un dans le jardin, Rigg, qu’elle avait ralenti pour disparaître.

Elle ne « ralentit » pas vraiment, prit conscience Rigg. Ses actions influencent sa trace et les traces sont en corrélation directe avec le temps. L’Invisible se projette en avant dans le temps par infimes fractions de seconde.

Rigg s’imagina en train de soumettre sa théorie à Père. Imagine que l’Invisible se déplace de dix centimètres par seconde. Et imagine qu’à la fin de chaque seconde elle bondisse dans le temps d’une seconde. De son point de vue, l’invisible avance en continu à son rythme de dix centimètres par seconde. Mais comme elle saute dans le temps d’une seconde à la fin de chaque seconde, pour un observateur extérieur, sa vitesse apparente n’est que de dix centimètres toutes les deux secondes – l’autre seconde, elle se dérobe à son regard.

Maintenant, suppose qu’on ne parle plus d’une seconde pour dix centimètres, mais d’un millionième de seconde pour dix millionièmes de centimètre. La vitesse est la même, mais son existence à un instant T est trop brève pour que les photons puissent la frapper en nombre suffisant.

Là, Père aurait soulevé une objection. Si son existence à un instant T était égale à sa durée d’invisibilité, on devrait la voir à moitié, car la quantité de photons réfléchis ou absorbés serait alors égale à celle des photons qui passeraient à travers.

Je te l’accorde, répondit Rigg à sa propre objection. Dans ce cas, imagine que l’Invisible existe pendant un millionième de seconde, et que son saut dans le temps ne dure qu’un millième de seconde. Son existence dure alors mille fois moins longtemps que sa non-existence. La lumière n’est réfléchie qu’un millionième de seconde contre un millième. Pas assez pour la percevoir, ou du moins pour imprimer son image sur la rétine.

Elle doit sans cesse bouger, par contre. Et très rapidement, pour qu’à chaque millième de seconde, à son prochain éclair d’existence, elle ait changé de place. Quand je l’ai forcée à s’arrêter et à faire demi-tour en lui barrant la route, ce flottement d’une seconde a suffi à la ralentir assez pour que ses principaux traits se dessinent sous mes yeux – sa taille, sa silhouette, ses yeux, les contours de sa bouche. Elle a disparu en accélérant.

Enfin, pas vraiment disparu. Elle était toujours là. Lorsque je l’ai traversée, elle était là.

Père lui avait appris que les objets solides sont pour ainsi dire vides, leurs atomes très éloignés les uns des autres avec dans chacun d’eux un noyau et des électrons isolés par des vides de plusieurs fois leur taille.