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Son invisibilité l’avait forcément protégée ; sans ça, elle ne serait jamais arrivée si loin à découvert. En y replongeant, elle pouvait même espérer terminer la traversée. Mais alors, le pire serait effectivement à craindre : le temps qu’elle y parvienne, leurs poursuivants les auraient rejoints et tout serait terminé.

Rigg n’aurait jamais cru sa sœur armée d’un tel courage. Il s’étonna lui-même de sa propre volonté. Non seulement elle avait enduré les souffrances du Mur sans les fuir, mais lui ne l’avait pas exhortée à le faire, si forte fût son envie.

Ils firent un nouveau pas ensemble, puis un second, et la peur lâcha peu à peu son emprise. Deux de plus, et elle avait complètement disparu. Leurs amis les entouraient.

« Il fallait que je sache, s’excusa Param. Que je sache si mon pathétique petit pouvoir nous ferait traverser ce Mur.

— Et alors ? demanda Rigg.

— Même invisible, j’ai senti ses effets, raconta Param. C’était horrible ! Tellement horrible que j’ai pensé que mon pouvoir ne servait à rien au début. Alors je suis sortie… et c’est devenu bien pire. Insupportable. Tu sais de quoi je parle. Donc oui, mon pouvoir m’a protégée. Il suffira de ralentir encore un peu et on ne devrait rien sentir avec Umbo. Enfin, rien de trop insupportable… Autre chose : les tourments montent crescendo mais n’empirent plus passé un certain stade. C’est là que je me suis arrêtée, quand ils ont commencé à stagner. Ce qu’on a vécu là, mon frère, c’est le pire que le Mur puisse nous faire.

— C’était bien suffisant, déclara Rigg.

— Tu as des larmes et de la morve plein la tête, lui fit remarquer Miche. Tu es mignon comme ça. »

Rigg s’essuya la bouche et le nez avec un mouchoir, l’air vexé. « Sautez sur le rocher, vous deux. Faites monter Param et Umbo et redescendez chercher vos sacs. Si on veut faire ces deux kilomètres avant que le Général Citoyen et ses hommes n’arrivent, il va falloir foncer.

— Le Général Citoyen en personne ?

— J’ai vu sa trace, déclara Rigg.

— Sans Mère, j’imagine », dit Param.

Elle allait être déçue. « Si, avec Mère, annonça Rigg.

— Elle est venue assister à notre capture ? À notre mort ?

— Ou à notre traversée du Mur, hasarda Rigg. Ils ont lancé leurs chevaux au galop ! Vite, sur le rocher ! »

Même en se dépêchant, il fallut cinq bonnes minutes aux deux hommes pour faire grimper Param et Umbo et redescendre se charger les sacs sur le dos.

« Prêts ? lança Rigg.

— Prêt ! cria Olivenko.

— Plus que jamais ! » confirma Miche.

Rigg les conduisit vers la vieille trace, à quelques mètres de là, qui les guiderait droit au Mur. Il saisit la main de Miche et Miche celle d’Olivenko. Puis, son attention tout entière captée par la trace à l’éclat terni par les millénaires, il leva le bras et pompa l’air du poing.

Un animal lui apparut, remontant la trace encore et encore dans une course folle. Non ! s’affola-t-il. Il va trop vite, nous ne pourrons jamais suivre ! Mais l’impression était trompeuse : le temps de stabiliser la trace, l’animal avait ralenti la cadence. Il se mit à gambader, puis à marcher.

C’était la première fois qu’il rencontrait une telle créature : de la taille d’un petit cerf, visiblement herbivore – il avait au moins eu le flair de ne pas choisir un carnassier –, elle était recouverte, non pas de fourrure ou d’écailles, mais de plumes armées de pointes aux extrémités.

Magnifique, un porc-épic géant.

En appuyant leur main fermement dessus et en la caressant dans le sens des plumes, ils ne les sentiraient pas.

Touche-la, pensa-t-il.

Mais s’il la faisait paniquer ? Si elle s’enfuyait, il aurait tout gagné. Il essaya de repérer, le long de sa trace, le dernier point sorti de son champ de vision. En apparaissant juste là, il pourrait la toucher sans qu’elle s’en aperçoive.

Il tendit le bras et posa la main sur le bombé de son épaule, calant immédiatement leur allure sur la sienne. Les plumes de l’animal étaient rêches sous sa paume, mais pas douloureuses. Le paysage s’était métamorphosé ; la lumière était devenue aveuglante, la température plus chaude. Ils étaient dans le passé.

L’animal ne tenta pas de fuir cette main, cette présence. Peut-être ne percevait-il aucun danger car il n’avait jamais vu ni senti un humain. Peut-être n’en croyait-il pas ses yeux. Peut-être que poursuivre son chemin comme si de rien n’était était sa manière à lui d’exprimer sa peur.

Rigg se permit un regard en arrière ; les autres étaient toujours là.

Olivenko tendit le bras à son tour et toucha la croupe de l’animal de sa main libre, juste au-dessus d’une queue épaisse, presque reptilienne. L’animal ne broncha pas. Olivenko lâcha la main de Miche, invitant le tavernier à toucher lui aussi.

Une fois la main de Miche posée sur le dos de l’animal, Olivenko entreprit de le contourner, d’abord par un petit saut – avec tout son équipement sur le dos – par-dessus la queue, puis en remontant le flanc opposé à Rigg, jusqu’à sa hauteur.

Pas plus loin, l’avertit Rigg en silence.

Olivenko anticipa de lui-même. Se tenir hors de son champ de vision, c’était le plan. Dans leur position actuelle, la bête ne pouvait pas les voir – ses yeux pointaient droit devant, comme ceux des lémuriens, des chouettes ou, plus simplement, des hommes. Et si elle ne sentait pas leurs mains sur elle, c’était peut-être parce que les terminaisons nerveuses de sa peau étaient moins sensibles que chez les mammifères… Ou parce que ses plumes l’empêchaient de percevoir quoi que ce soit – tant qu’ils s’en tenaient à un contact léger, du moins.

Ils savaient par expérience qu’ils pouvaient même la laisser filer ; maintenant qu’ils étaient dans son temps, ils y resteraient. Mais Rigg ne parvenait pas à s’en persuader. Ils n’étaient jamais allés aussi loin dans le passé. Si Rigg perdait l’animal de vue, le pouvoir d’Umbo suffirait-il à les y maintenir ?

Ils avaient parcouru près d’un quart de la distance totale quand Rigg repensa au Mur. Ils ne ressentaient rien, comme s’il n’existait pas. Parce qu’il n’existait pas. Ils étaient arrivés avant les premiers hommes du Jardin, il n’y avait pas encore de Mur, pas d’ennemis lancés à fond de train derrière eux non plus.

Rigg n’osa pas regarder où en étaient Mère et Citoyen, de peur de perdre l’animal. Leur propre progression lui sembla infiniment plus lente que ne le laissait penser leur allure : le soleil avait déjà bien décliné à l’horizon et leurs ombres s’allongeaient maintenant devant eux. Combien de temps avaient-ils marché ? Quelques minutes à peine mais pourtant, à leur arrivée, la lumière était au zénith.

Les épaules de l’animal saillaient puis se relâchaient en cadence, ses muscles roulaient sous la main de Rigg. Ce n’était pas un animal de meute, sinon Rigg ne l’aurait pas choisi – les meutes étaient trop dangereuses. Une bête solitaire. Il rêvait de pouvoir la suivre des jours durant, une année entière, pour découvrir comment elle vivait, s’accouplait, donnait naissance – par une mise bas, une ponte ou un type de parturition radicalement différent, encore inconnu de l’homme ? –, comment elle passait l’hiver, se nourrissait, qui la mangeait. Et comment ses ancêtres avaient pu avoir la cruauté de la faire disparaître, elle et toute son espèce.