Pour nous faire de la place, songea Rigg. Pour que l’on puisse vivre ici. Ce monde a été nettoyé de sa vie primitive et offert aux humains de l’entremur, de tous les entremurs.
Rigg risqua un regard vers Umbo et Param. Il les distingua très clairement, agenouillés ensemble sur leur promontoire ; mais aussi entourés d’un rocher de plusieurs fois la taille du premier. Le résultat de douze mille ans d’érosion. Umbo et Param ne craignaient rien – ils resteraient dans le présent et ce rocher appartenait au passé.
Rigg s’apprêtait à détourner la tête quand il vit Param faire volte-face, paniquée. Quand elle lui fit face à nouveau, ce fut pour gesticuler dans tous les sens. Plus vite, leur intimait-elle. Dépêchez-vous, plus vite, plus vite. Le Général Citoyen arrivait.
« Il faut s’activer, lança-t-il à ses amis en chuchotant. Vous pensez qu’on peut forcer cet animal à galoper ? »
Ils avaient déjà parcouru plus de la moitié du chemin, les trois quarts même. Mais leurs ombres ne mentaient pas : ils étaient trop lents.
Une pression à la base des plumes lui apporta la réponse : l’animal accéléra, mais ses plumes devinrent aussi plus tranchantes. En plus de la pointe évidente en bout de plume, chacune des barbes se transforma en petite lame, contre lesquelles ils pressaient maintenant leurs paumes. Des gants n’auraient pas été de trop, mais Rigg ignora la douleur et appuya plus fort. L’animal se mit à trotter, et eux, à allonger leurs foulées.
Un rai de lumière déchira soudain le ciel, comme une étoile filante de plus en plus brillante, aveuglante même. Ils couraient désormais. Rigg craignit un moment d’avoir lancé l’animal à un rythme trop rapide et de ne plus pouvoir suivre, mais ils s’accrochèrent, bien aidés par le sol souple sous leurs pieds. Les pointes ne pressaient plus contre sa peau : elles avaient fini par percer, en force. Elles étaient probablement prises dans la chair.
Avec ma chance, elles sont toxiques et ma main va pourrir et tomber d’ici la fin de la journée.
Il se retourna et vit Param gesticuler plus furieusement encore. Mais il vit aussi autre chose : la traînée lumineuse n’était pas une étoile filante. C’était quelque chose de gros et de noir, qui fondait vers le sol à une vitesse telle que l’objet doubla de volume sous les yeux de Rigg avant de disparaître sous l’horizon. Il va s’écraser, pensa Rigg.
Une lumière aveuglante jaillit au loin, suivie d’un champignon de fumée noir et blanc et d’une onde de choc d’une extrême violence. Rigg remercia la bête pour son équilibre ; sans elle, il aurait voltigé la tête la première. Il prit alors conscience de son erreur : avoir choisi la dernière trace à avoir traversé le Mur avant que tout ne change. Par cette simple bévue, il avait réussi à envoyer tout le monde, lui et ses amis, au moment précis où les humains atterrissaient avec fracas sur le nouveau monde. Cette chose noire devait être leur vaisseau. Et ce soulèvement de terre, cette immense éruption nuageuse à l’horizon, c’était la fin du monde. L’éruption se transforma en un gigantesque nuage noir qui se mit à rouler dans le ciel. S’il les atteignait, ils mourraient asphyxiés.
Il leva le poing et pompa dans les airs. Ramène-nous maintenant.
Umbo ne réagit pas. Rigg regarda devant et comprit pourquoi. Le chêne nain, qui marquait leur arrivée dans la zone de sécurité derrière le Mur, était encore loin.
Agoniser de peur et de désespoir n’était rien à côté de ce qui les attendait. Rigg pompa à nouveau. Ramène-nous au présent ou nous allons tous y rester, Umbo !
Après la secousse vécue, quelle qu’en fût la cause, les deux compagnons ne furent pas surpris de voir Rigg lancer le signal. Si Umbo exécutait les consignes et les sortait de là maintenant, le Mur tenterait de les broyer de ses peurs et de son désespoir sur toute la distance restante. Seule leur volonté leur permettrait de s’arracher à ses griffes et de tenir jusqu’à l’entremur voisin.
Rigg pompa une troisième fois.
Mais que faisait Umbo, bon sang ? Et pourquoi cet animal était-il toujours sous sa main ? Et pourquoi…
Son ombre – elle ne s’allongeait pas, il n’en avait pas. Ils étaient revenus au matin. Le sol était immobile. La bête était là, sous sa main, mais paniquée, pour la première fois. Et à juste titre. L’effroi du Mur s’était abattu sur eux tel un poing géant fracassant leurs dernières velléités d’espoir, n’épargnant ni hommes ni animaux.
« Cours ! » hurla Rigg.
Olivenko essaya d’attraper sa main mais Rigg sprintait déjà, les coudes collés aux hanches, activant les bras et les jambes aussi vite que possible. Il avait l’avantage d’avoir déjà ressenti cette douleur et de savoir qu’elle disparaîtrait s’il tenait encore quelques mètres. Mais les autres étaient des soldats. Des combattants. Des durs à cuire.
Et ils le montrèrent. Ils le doublèrent – les deux en étaient capables. Rigg savait qu’il aurait été injuste de leur en vouloir, mais n’en ressentait pas moins du désespoir de savoir qu’eux vivraient, et lui, non… tout cela parce qu’il était trop lent ! Leur propre vitesse semblait le ralentir. Dans son effroi, il imagina le sol trembler, le nuage de poussière fondre sur eux et les asphyxier tous. Son cerveau essaya bien de lui envoyer un autre signal, une information cruciale sur ce nuage, mais son esprit était obnubilé par la pensée terrifiante et insupportable de cette poussière. Il ne pourrait jamais la chasser. Et pourtant, il le devait !
Olivenko avait stoppé sa course. Il s’était retourné et hurlait des mots que Rigg ne pouvait entendre. Miche s’arrêta à son tour. Il fit un signe de bras et brailla quelque chose.
Ils étaient loin devant. Il ne pouvait pas les rattraper et le nuage allait le rattraper, lui – et l’avaler. Là, il sentait maintenant l’épaisse poussière s’infiltrer dans ses poumons, obstruer sa respiration, l’obligeant à cracher et tousser. Il bloquait jusqu’à sa vision. Il ne pouvait plus les voir, il ne voyait plus rien du tout. Le monde était plongé dans une obscurité noire et totale. Et dans l’obscurité, il trébucha. Et tomba.
Sa terreur, sa peine et sa détresse dépassèrent son seuil de tolérance. Elles arrêteraient bientôt de faire battre son cœur comme elles avaient bouché ses poumons et aveuglé ses yeux. Il voulait mourir.
Mais le vent le souleva de terre et l’emporta au loin. Loin de l’obscurité. Loin du nuage de poussière. Il fit rejaillir la lumière, insuffla de l’air dans ses poumons. Et à la clarté, Rigg vit que le vent n’était pas du vent mais les mains de Miche et d’Olivenko. En le voyant tomber dans le Mur, ils avaient fait demi-tour, affrontant à nouveau les affres du Mur pour venir le secourir. Et ils avaient réussi : il était sauvé.
« Merci, soupira Rigg. J’étouffais, je ne voyais plus rien.
— Je sais, dit Miche en le serrant contre lui.
— C’était la fin du monde », ajouta Olivenko, et Rigg vit que son visage était mouillé de larmes.
Rigg se tourna ensuite vers le point que les deux hommes fixaient au loin. Vers le rocher, à deux kilomètres de là, où s’étaient tenus Umbo et Param et où ils n’étaient plus.
Il vit à la place une dizaine d’hommes armés de lourdes barres de métal qui couraient çà et là, fauchant l’air à la base du rocher ; deux autres silhouettes se découpaient à son sommet, armées de barres elles aussi, balayant l’air comme les autres, aussi loin devant le rocher que leur équilibre leur permettait.
Mère et le Général Citoyen attendaient sur leurs montures, sans un regard pour leurs hommes, tous deux tournés vers le Mur et la plaine herbeuse. Citoyen tenait une longue-vue ; il la tendit à Mère.