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Rigg pensa au début qu’ils regardaient dans leur direction, mais il n’en était rien.

Il suivit leur regard.

La créature les avait suivis dans leur présent, seule représentante au monde d’une espèce disparue. Mais ce n’était pas tout : un homme se tenait debout à côté d’elle, caressant ses plumes tremblantes. Ses manières étaient douces ; son visage amène et d’une force tranquille. Rigg le connaissait mieux que n’importe quel autre visage au monde.

C’était celui de Père.

Chapitre 11

À bas du rocher

Un millénaire aurait dû être nécessaire à l’atmosphère pour se laver des poussières et des substances chimiques, aux forêts primitives pour prendre racine, aux rampants et fouisseurs pour renaître et se nicher dans l’un des vides laissés par l’holocauste de millions d’espèces, au moment où dix-neuf objets volants s’étaient écrasés contre le Jardin.

Au lieu de cela, les sondes orbitales déclenchèrent des pluies diluviennes et canalisèrent la chaleur du soleil vers la troposphère pour la nettoyer, les drones lancés à basse altitude larguant de leur côté, dans toutes les eaux du globe, des cargaisons de bactéries chargées d’absorber les retombées toxiques, qui n’épargnaient aucune surface.

Peu de temps après, les drones et les sacrifiables entamaient leur nouvelle mission : planter la végétation terrestre partout où les précipitations et les températures le permettaient. Insectes et petits animaux firent rapidement leur apparition pour la polliniser et la propager tandis que dans les océans, les poissons et autres créatures marines issues de la Terre engloutissaient les espèces indigènes.

L’albédo du monde, modifié sous l’action combinée de la prolifération de plantes sombres et de l’évaporation des derniers nuages blancs, donna naissance à une multitude de nouveaux habitats et, en un temps record, la faune chordée terrestre reprenait ses droits sur une terre virginale, dépourvue d’humains, moins en danger sur le Jardin qu’au cours de leurs dix mille dernières années de vie terrestre.

Sur cette Nouvelle Terre, quelques espèces animales et végétales primitives du Jardin refirent surface. La plupart ne survécurent pas à la compétition avec les espèces terrestres, hormis celles capables de métaboliser d’une manière ou d’une autre les familles étrangères de protéines ou de vivoter sur les ressources indigènes restantes.

Le monde était encore loin d’être au complet. De petites meutes prospéraient, et de petits carnassiers ou charognards avec eux mais, faute de populations suffisantes, les sacrifiables se gardaient de relâcher les vrais prédateurs. Leur but était que, à proximité directe de chaque vaisseau enfoui, des plantes et des animaux de chaque espèce se développent et créent un écosystème viable, que les humains pourraient ensuite exploiter à volonté.

Enfouis sous des millions de tonnes de roche fracturée et de terre, avec pour seul lien avec l’extérieur un tunnel braqué vers les sondes orbitales, les ordinateurs de bord de chaque vaisseau se mirent à œuvrer pour créer ces champs de répulsion que l’imaginaire collectif désignerait plus tard sous le nom de Murs. Ils dessinèrent les frontières de manière que chaque entremur dispose d’une variété de terrains suffisamment riche pour que leurs populations puissent y vivre dix mille ans sans se sentir à l’étroit.

Entre-temps, les sacrifiables et les ordinateurs commenceraient leur compte à rebours vers le moment fatidique de leur périlleux retour à la case départ – soit 11 191 années après avoir fait un saut de 11 191 ans en arrière. Ils pourraient alors à nouveau lever les yeux vers le ciel, et vers d’éventuels vaisseaux humains lancés à leur recherche.

Qu’accompliraient les humains, que deviendraient-ils pendant ces millénaires sur le Jardin ? Et comment se solderait leur première rencontre avec les humains de la Terre ? À en croire l’Histoire humaine, par une colonisation, une guerre ou l’esclavagisme.

Il relevait de la responsabilité des sacrifiables de s’assurer que le Jardin était capable de se protéger lui-même et de protéger ses richesses, avant l’arrivée de la vieille race humaine originelle. Mais aucune des sociétés du Jardin ne serait autorisée à acquérir un niveau technologique suffisant pour comprendre – et a fortiori contrôler – la mécanique des Murs.

Pour ce faire, une fois les colons endormis relâchés dans la nature, les sacrifiables commenceraient donc à leur mentir. Ils n’arrêteraient jamais, jusqu’à ce qu’une poignée d’entre eux percent suffisamment de mystères pour les obliger à redevenir d’obéissants et honnêtes serviteurs.

* * *

Umbo attendit patiemment que Miche et Olivenko fassent grimper Param sur le rocher, puis prit le relais, lui indiquant quelques bonnes prises pour l’aider à surmonter le dernier ressaut rocheux. Il était sidéré de voir le peu de force que la princesse avait dans les bras. Quoi de plus normal en même temps, comment se serait-elle musclée ? Les filles riches n’avaient pas besoin de travailler.

Param n’était pas riche à proprement parler, vu qu’elle ne possédait rien. Néanmoins, entre ne rien posséder dans une maison royale et à la ferme, il y avait un monde. Personne n’avait jamais envoyé Param à la rivière ou au ruisseau pour en remonter des seaux d’eau – ces tâches répétitives qui vous transformaient les petites villageoises en boules de muscles sèches et nerveuses auxquelles les hommes n’avaient pas intérêt à se frotter, à moins d’avoir subi eux-mêmes un traitement semblable.

Frêle ou pas, tout ce qui importait était que Param les guide à travers le Mur une fois qu’il aurait lui-même envoyé Rigg, Miche et Olivenko de l’autre côté.

« Je peux te parler pendant que tu es occupé ? osa timidement Param.

— Je ne sais pas, répondit Umbo. On ne me parle pas d’habitude, dans ces moments-là.

— Je resterai silencieuse, alors. Tu me diras quand je peux te parler », conclut Param.

Umbo vit Miche et Olivenko endosser leur sac puis rejoindre Rigg, qui avait déjà le sien sur le dos. Le temps de tergiverser et d’arranger deux ou trois petites choses entre eux, Rigg envoya le signal du départ.

« C’est parti », lança Umbo à Param tout en accélérant la perception temporelle de ses compagnons. Miche et Olivenko ne sentiraient rien, ils ne voyaient pas de trace. Rigg, lui, avait déjà commencé à les trier mentalement, jusqu’à trouver la bonne ; Umbo le vit à ses petits tics mécaniques sur le visage.

Une torsion aussi violente que soudaine lui indiqua que son ami venait d’entrer en contact avec l’une d’elles et se laissait aspirer par le passé.

Lors des sauts précédents, Umbo n’avait ressenti qu’un très léger picotement, un peu plus peut-être à leur premier essai, quand ils étaient allés chercher cette dague plusieurs siècles en arrière.

Mais ces onze mille années le vrillèrent avec une violence telle qu’il se retrouva sur les genoux. Param le rattrapa in extremis avant qu’il ne chute du haut de leur petit promontoire. Pantelant, il assista au départ des voyageurs du temps à travers la plaine.

Piqué par la curiosité devant leurs silhouettes courbées, une main à plat sur une forme fantomatique, il hésita à faire un petit saut dans le passé, le temps d’apercevoir cette créature qui guidait leurs pas. Mais cela signifierait aussi partir pour le passé, lui et Param, et peut-être s’y perdre. Il se retint et se contenta de veiller sur leur traversée.

Plus ils avançaient, plus il se sentait vrillé, entortillé de l’intérieur, fibre par fibre, tel un fil de coton. La douleur était affreuse. Il ne lui était jamais venu à l’esprit que de pousser quelqu’un aussi loin dans le temps pouvait le mettre en danger, lui. Mais cette horrible sensation qu’on avait pris possession de ses entrailles et qu’on prenait un malin plaisir à les dérouler très lentement, une main après l’autre, vers le passé, n’augurait rien de bon.