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Il trouva tout de même les ressources pour maintenir ses compagnons dans leur dimension lointaine, alors qu’ils s’enfonçaient de plus en plus profondément dans le Mur. Leurs foulées étaient vives mais courtes, courbés comme ils l’étaient – le buste à peine penché, juste assez pour garder le contact avec la bête, comme un insecte à six pattes carapatant sur un tapis d’herbe et de roche.

Il commença à rêvasser : il voulait un verre d’eau, il voulait prendre une grande inspiration, et en prit une, il voulait descendre se dégourdir les jambes, même si cela ne faisait pas cinq minutes qu’il était là-haut. Son corps semblait déterminé à le distraire de sa tâche, par tous les moyens.

Heureusement, Param, agrippée à son dos, l’étreignait de ses bras. Si malingres fussent-ils, ces bras, ceux d’une femme, lui rappelèrent sa mère, la seule à l’avoir jamais tenu comme ça – quand il tremblait de rage contre son père, quand il n’avait plus qu’une envie, le fuir.

Il n’avait jamais compris pourquoi Mère avait voulu qu’il reste. Rester pour prendre des coups ? Rester pour prouver encore et encore qu’un garçon de sa taille était incapable de tâches d’homme ? Il avait fallu attendre qu’elle pleure la mort de Kyokai, aveuglée par la colère qu’elle peinait à cacher contre un fils incapable de sauver son petit frère, pour qu’il échappe à son étreinte et prenne la route avec Rigg.

Et voilà que des bras de femme l’étreignaient à nouveau, sans oppression cette fois mais avec chaleur, comme si Param insufflait un regain de vigueur dans ses veines, par ses paumes posées à plat contre sa poitrine. Ils ne faisaient plus qu’un, perchés sur leur rocher, agenouillés, le regard fixé sur Rigg, Miche et Olivenko désormais à mi-chemin de leur parcours.

Des sabots de chevaux lancés au petit galop résonnèrent dans l’immensité rocheuse. Umbo entendit leurs propres bêtes, déjà à cran – la faute au Mur – s’ébrouer et hennir au pied du rocher, frappant des sabots et tirant nerveusement sur leur bride.

Il sentit Param bouger dans son dos, alertée par le bruit. L’une de ses mains lâcha alors son buste pour s’agiter nerveusement dans les airs et prévenir Rigg d’accélérer. Dans sa course, Rigg se retourna et la vit.

« Ils sont là, chuchota Param. Reste concentré sur Rigg et les autres aussi longtemps que possible. J’irai leur parler s’il le faut – espérons que ça ne soit pas nécessaire. »

Sans détourner son attention de ses compagnons, Umbo entendit le groupe de chevaux s’approcher, puis renâcler et regimber sous les coups de cravache de leurs cavaliers incapables de les faire aller plus loin. Les hommes mirent pied à terre.

Ils portaient des épées à la taille mais, dans leurs mains, brillait cette arme plus dévastatrice encore, celle décrite par Rigg lors du récit de leur dernière entrevue avec Mère : de lourdes barres de métal, bandées par endroits.

« Vous deux, là-haut, descendez ! Param, rappelle ton frère tout de suite ! » L’ordre émanait d’une voix à la fois autoritaire, puissante et chaleureuse : celle du Général Citoyen. Umbo n’y prêta pas attention, il gardait le regard fixé sur Rigg et les deux soldats toujours lancés dans leur course folle à travers la plaine vallonnée. Combien leur restait-il… un quart de la distance à parcourir, peut-être ? Plus vite ! Citoyen ne tuerait pas Param mais Umbo si, sans trembler.

« N’avancez plus, ordonna Param avec une souveraineté qu’Umbo ne lui connaissait pas. Nous contenons le Mur. Sans nous, vous seriez déjà morts. »

Son mensonge fit mouche. Déjà, les hommes s’agitaient, leurs vieilles peurs ravivées par la présence inquiétante du Mur, tremblants déjà de désespoir. Param jouait sur ces craintes, sur cette certitude grandissante de l’échec.

« Nous sommes votre dernier rempart contre son feu destructeur », continua Param.

Une voix de femme s’éleva alors. Umbo ne pouvait pas la voir, ni elle, ni le général ; toutefois, au bruit, il les estimait toujours à cheval, elle et l’officier.

« Param, mon trésor, lança la reine Hagia. Ta place est parmi nous. Honore-nous de ton retour dans la famille.

— Ce sont là les paroles de la femme qui a guidé les bourreaux que voilà…

— Uniquement si tu disparais et si tu essaies de fuir, ma chérie. Reste avec nous et il ne t’arrivera rien.

— Mensonges. Chacune de vos paroles n’est que mensonges, madame la Reine, rétorqua Param avec calme et fermeté.

— Je pourrais en dire autant des vôtres, répliqua la reine. Vous ne pouvez rien contre la puissance du Mur ! N’essayez pas de nous faire croire le contraire.

— Je connais ce garçon, intervint le Général Citoyen, dont la silhouette se découpait à mesure que sa monture avançait nerveusement le long des limites invisibles du Mur, sabot après sabot, avec une infinie précaution. Vous avez un jour sauté d’un bateau, si ma mémoire est bonne. »

Param planta ses ongles dans la poitrine d’Umbo pour l’empêcher de répondre.

« Ils ne toucheront pas un seul de nos cheveux, lui murmura-t-elle à l’oreille. Nous n’avons rien à craindre.

— Si vous ne nous livrez pas le fils de la reine, hurla le général, Param nous est inutile ! Nous voulons les deux, ou personne ! »

Param se mit à rire à gorge déployée, d’un rire chaud dont les vibrations profondes secouèrent Umbo comme si leurs deux corps collés l’un à l’autre ne faisaient plus qu’un. « Citoyen, reprit-elle, vous assistez au miracle de la traversée du Mur et tout ce que vous trouvez à dire, c’est “Ramenez-le” ? Vous et vos petites ambitions méprisables ! Vous n’avez décidément pas la stature pour entrer dans la Tente de Lumière. Vous vous croyez à la hauteur du titre de Roi en la Tente ? Alors qu’attendez-vous ? Allez le chercher vous-même, il vous attend là-bas, dans le Mur ! Seul le Roi en la Tente peut le traverser – et visiblement, ce n’est pas vous. Il vous manque, et le courage, et la force pour le faire. Mon frère est le roi, de sang, de droit et de cœur. Voyez comme le Mur l’accepte, comme il se plie à sa volonté ! Qui se plie à la vôtre, sinon de pauvres âmes apeurées ? »

Elle parlait lentement, avec conviction, sans hausser le ton, d’une voix chantante aux inflexions presque mélodieuses. Umbo remarqua que les soldats, qui n’avaient rien manqué de sa tirade, ne tenaient plus en place, encore pire que leurs chevaux. Ils se dandinaient d’une jambe sur l’autre, faisaient les cent pas.

Plus que deux cents mètres et ils seraient sauvés. Mais pourquoi Rigg n’arrêtait-il pas de se retourner ? Comme si Mère et Citoyen l’intriguaient. Ton objectif, concentre-toi sur ton objectif ! Tu veux nous aider ? Alors dépêche-toi, cours sans te retourner ! rêvait de pouvoir lui crier Umbo.

« Le garçon, nota la reine. Il semble faire quelque chose. Il les aide à traverser ! Tuez-le !

— À vos arcs ! ordonna le Général Citoyen.

— Je vous interdis de toucher à lui ! les arrêta Param. Il est sous ma protection.

— Elle ne le fera pas disparaître tant que les autres ne seront pas passés, pressentit la reine. C’est lui qui détient tout le pouvoir, c’est lui le sorcier. »

Au loin, Rigg leva le bras et pompa. Le signal, maintenant ? Il se trompait, l’arbre était encore loin.

« Encore deux minutes, bouillit Umbo.

— Qu’attendez-vous, tuez-le ! » rugit la reine.